Les spécialistes apprécient une goutte d’eau dans la vase
La France a lancé cette semaine le transfert de 5 milliards d’Euros de réserve de change du Trésor français vers la banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Pour l’ancien Premier ministre, banquier de carrière, il s’agit d’un premier acte important, mais loin d’être décisif dans la libération du francs CFA de l’emprise de l’Euro.
Une des phases actives des changements qu’opère le passage du franc CFA à l’Eco a débuté cette semaine. Mardi, l’AFP a révélé que cinq milliards d’euros de réserves de change des Etats ouest-africains utilisant le franc CFA sont en cours de transfert de la France vers la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Annoncée en décembre 2019 à Abidjan par les présidents français et ivoirien, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara, la réforme du franc CFA ne convainc pas les spécialistes sur de potentielles ruptures significatives avec l’Euro auquel il reste arrimé à un taux fixe. Toutefois, un d’entre eux explique ce qui va changer avec l’évolution de cette semaine.
Bien placé pour évoquer la question, Abdoul Mbaye tient à rappeler d’abord, « que les réserves de la banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) n’ont jamais cessé d’appartenir à la BCEAO. Il y avait juste une obligation de dépôt de la moitié des réserves de la banque auprès du Trésor français en contrepartie d’une soi-disant garantie de la France du franc CFA. C’est cette obligation qui n’existe plus, raison pour laquelle ce transfert est en train d’être effectué ».
L’économiste au département Recherche de la BCEAO, entre 1976 et 1982, ne crache pas sur ce changement. Bien au contraire, assure-t-il, « la conséquence est que la banque centrale des Etats ouest africain est libre de déposer son argent où elle veut, de la détenir en euro, dollars etc. Donc, elle peut gagner avec sa salle de marché (salle où sont rassemblés les opérateurs de marché intervenant sur les marchés financiers). Cela veut dire que si l’Euro baisse, la banque centrale peut mettre cet argent en dollars et gagner dans le change. Mais l’on ne gagne pas à tous les coups, elle peut aussi perdre de l’argent ».
« Si l’Euro baisse, la banque centrale peut mettre cet argent en dollars et gagner dans le change »
Si le banquier estime que le fait de ne plus placer ces réserves auprès du trésor français donne une liberté d’arbitrage à la BCEAO, il retient également que la banque centrale va perdre une rémunération par rapport à ses avoirs en Euros. En effet, sur tout ce qui était placement en Euro, le trésor français acceptait de rémunérer un peu plus. Non sans rappeler qu’avec une bonne salle de marché, la BCEAO peut gagner davantage d’argent sur ses réserves.
Un économiste connu pour ses positions critiques vis-à-vis du franc CFA est Kako Nubukpo. Pour l’ancien directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’OIF (organisation internationale pour la francophonie), le transfert des réserves du Trésor français vers la banque centrale « pourrait inciter les Etats de la zone franc à renouveler les modalités de placement de leurs réserves de change et de gestion de la trésorerie des banques centrales ». D’autant plus que, ajoute-t-il, « cette période de Covid-19 pousse à une utilisation active des réserves de change pour relancer l’économie mondiale ».
Aux Etats africains alors de jouer. Mais la marge reste étroite. Car, le point le plus décisif dans la relation entre l’Euro et le francs CFA reste la flexibilité nulle du taux de change entre les deux monnaies. Ce qu’explique Abdoul Mbaye : « Jusqu’à présent, le franc CFA a un rapport de change fixe avec l’Euro et la réforme de l’Eco ne va pas le changer. Cela veut dire que lorsque les pays de l’Euro travaillent bien et que leur monnaie monte par rapport au dollar, le francs CFA monte aussi, alors que les économies de ses pays sont faibles. Cela veut dire que le franc CFA évolue en fonction des fondamentaux de l’économie européenne. Cela ne répond à aucune logique économique. Et c’est dommage. Ce n’est pas facile de gérer une monnaie flexible, mais, il faut remettre en cause le taux de change fixe de manière progressive. »
« Le franc CFA évolue en fonction des fondamentaux de l’économie européenne »
Tant qu’une évolution en ce sens ne sera pas enclenchée, l’ancien Premier ministre sénégalais partage l’avis de ceux qui estiment que l’Eco n’est juste qu’un toilettage du francs CFA et qu’au fond rien ne va changer, avec son lancement prochain dans les pays de l’Uemoa (union économique et monétaire ouest africain). « Il y a une petite évolution qui est importante, mais effectivement, rien ne change pratiquement. La France continue de dire qu’elle garantit le francs CFA, alors que, dans les faits, ce n’est pas le cas. La BCEAO n’a pas besoin des réserves que lui prêterait le Trésor français, pour assurer la convertibilité du francs CFA. Beaucoup de choses auraient pu changer sans aucun problème et rendre beaucoup plus indépendant le franc CFA par rapport à l’Euro. Au moins, il n’y a plus de contrepartie sous forme d’obligation de dépôt de réserves », souligne-t-il.
L’ex directeur général de la banque de l’habitat du Sénégal s’est prononcé sur la souveraineté monétaire réclamée par beaucoup d’économistes comme un catalyseur des politiques publiques créatrices d’emplois pour la jeunesse. Ceci, pour avertir de ne pas trop vite aller en besogne. Car, assure-t-il, « si on avait une monnaie avec une maîtrise totale de la politique monétaire, non dépendante d’organismes internationaux comme la BCEAO, il aurait été facile de dire : je vais créer de la monnaie, mettre cela à la disposition du Trésor qui va financer des emplois. Mais, une telle démarche tue l’économie ».
Pour le président de l’Alliance pour la citoyenneté et le travail, une telle telle situation aurait comme conséquence une inflation monétaire. « L’argent fabriqué va servir à acheter des produits à l’étranger. Les réserves vont servir à payer les importations, s’en suit une dévaluation, puis l’inflation, le manque d’argent pour les travailleurs, etc. L’on va entrer dans un cycle de destruction des fondamentaux économiques. Donc, je ne pense pas qu’une politique monétaire plus indépendante de la banque centrale pourrait servir une création d’emplois », déclare le banquier.
Lamine Diouf