Une justice malade
La justice sénégalaise n'en finit pas de se démener comme un beau diable. On sait pourquoi : elle tente de reprendre la main. Objectif principal : faire oublier ses manquements liés aux actes qu'elle avait posés, ou omis de poser, quand l'ancien régime d'Abdoulaye Wade poussait des membres de ce (naguère) prestigieux corps à prendre des décisions douteuses au plan juridique et surtout moral. Dans ce contexte d'alors, encore présent dans les mémoires, certains d'entre eux avaient même validé, contre toute norme éthique, la candidature à un troisième mandat de l'autocrate déclinant. Mais, depuis un an, depuis que les Sénégalais, en votant contre ce dernier, ont exprimé leurs attentes pour plus d'équité et de transparence, donc de justice, ce n'est pas surprenant qu'elle se retrouve hissée au premier rang des institutions de la République, dans l'espoir qu'elle ferait, cette fois-ci, amende honorable. D'elle, on attend tout ou presque.
Emballés dans un premier temps, avant d'être moins enthousiastes, les Sénégalais avaient commencé par se prendre à rêver de la voir mettre au gnouf les voleurs qui ont spolié les biens tangibles et intangibles de la République sous le régime sortant. Désormais, le doute s'installe dans la tête de beaucoup d'entre eux. Car le changement promis tarde à se réaliser en matière de bonne gouvernance et de justice. Ce revers ne peut être comblé par ce qui, en la matière, apparaît comme la seule réussite, à ce jour, à l'actif des tenants du nouveau pouvoir, celle d'avoir, si l'on ose dire, fait descendre la justice dans l'arène. Tout le monde ou presque peut convenir qu'elle se donne à voir à travers les traits de deux personnes.
A commencer par ceux d'une dame, dite de fer, que l'on retrouve, sabre au clair, sur tous les fronts, jouant les preux chevaliers. L'autre visage, plus symbolique encore de la justice sénégalaise, est celui d'un homme. Ailleurs on aurait dit un petit juge. Yeux souvent écarquillés (…), il s'est trouvé brutalement propulsé sur la scène politico-juridico-médiatique du pays. Avant de donner désormais une image confuse d'un homme qui se cherche mais n'a pas vraiment encore prouvé grand-chose pour nous réconcilier avec cette justice dont on commence à se demander quand est-ce qu'elle finira par marquer de vrais points dans sa mission fondamentale qui est de traquer ceux qui ont détourné les deniers de la nation ! Serions-nous en train de revivre le temps, guère éloigné, où des avocats loufoques ne gagnaient aucun des procès ou causes, contre forte rétribution financière, qu'ils prétendaient mener au nom du régime de Wade ? Force est de constater que le magistrat qui préside aux destinées de la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei) court le risque de tourner en rond.
«Les conditions d'un nouvel espoir»
Pour ne pas devenir un cirque, la Cour doit créer les conditions d'un espoir autour d'elle. Cela passe par plusieurs voies, que des voix plus autorisées au sein de la justice sénégalaise pourraient aider à identifier, mais dés à présent on peut en proposer quelques-unes ici :
- se montrer plus égale, équitable, dans la poursuite des coupables. Comment peut-elle rester crédible en ne semblant cibler que celles et ceux, même lourdement suspects, n'appartenant plus au camp du pouvoir en laissant les prédateurs ayant rejoint le régime nouveau ou s'étant tus pour ne pas se faire remarquer ? Peut-on parler d'enrichissement illicite sans évoquer le cas le plus assourdissant au sommet de l'Etat ? C'est comme si, manquant de courage, cette justice suit les limites qui, sans mot dire, lui sont tracées... ;
- mettre fin à la comédie des libérations provisoires ou détentions sous pavillon spécial à partir de maladies inventées de toutes pièces ;
- se saisir des preuves palpables qui se dégagent de certains cas de figure pour mettre la justice en branle ; on peut ici penser à l'exemple le plus saisissant qu'est l'utilisation dans des conditions contraires aux règles des finances publiques de 27 millions de dollars (environ 15 milliards francs Cfa) tirés de la vente de la licence de téléphonie mobile à Sudatel pour l'acquisition d'un terrain à New York (sous quel nom ?) pour construire un «Senegal House» sur emprunt bancaire (garanti par l'Etat) avec le risque d'en faire une affaire privée dont les bénéficiaires profiteraient d'une affaire qui fleure bon la magouille à mille lieues... ;
- rabattre, par une communication offensive, le caquet aux caciques voleurs de l'ancien régime dont l'argumentaire risible n'en finit pas de lasser autour des thèmes du genre : «j'étais riche avant l'alternance», «l'alternance m'a appauvri», «je suis blanc comme neige», ou les invocations, malvenues, des saints guides religieux pour susciter quelque compassion etc. ;
- cesser de faire croire que ceux qui transigent moyennant des sommes nettement inférieures que celles détournées doivent pouvoir s'en sortir avec les...honneurs pour je-ne-sais quel patriotisme, surtout que ce faisant ils créent un dangereux précédent...
«S'appuyer sur d'autres relais que les avocats»
Pour obtenir des résultats, la Crei ne peut, et ne doit pas seulement, s'appuyer sur le Collectif des Avocats commis par l'Etat. Elle doit tisser des liens avec les officines de lutte contre le blanchiment d'argent ou les biens placés frauduleusement dans des comptes à l'étranger. Le Serious Fraud Office de Londres peut beaucoup aider à faire la lumière, par exemple, sur l'affaire DeLaRue, pour ne citer que ce cas de figure. Si les partenaires bilatéraux au développement du Sénégal sont sincères dans leur volonté d'aider le pays à retrouver les traces des sous exfiltrés, il faut alors les mettre à l'épreuve. Ce ne serait qu'un jeu d'enfants si leur intention correspond à leur volonté. En un mot, la justice doit s'appuyer sur des relais autres que les avocats qui sont justement sélectionnés pour faire la lumière sur les milliards (des centaines, voire des milliers) soustraits des caisses de la nation ou par le biais de 'deals' qui sont coûteux pour la nation et profitables aux criminels les ayant permis.
D'une certaine manière, le Procureur de la Crei et le Ministre de la Justice se retrouvent dans un combat qui pose la problématique de la recrédibilisation de la justice sénégalaise. Mais comme la guerre, trop importante pour être laissée aux seuls généraux, le destin de la justice sénégalaise ne peut pas être sauvé par des acteurs agissant au nom du gouvernement. Instrument fondamental dans la bonne santé d'un Etat, elle est l'affaire de tous. D'abord des membres du corps judiciaire qui sont interpellés par les dérives lui ayant fait perdre son aura ces dernières années. Pour n'avoir pas été toujours au rendez-vous du courage, pour avoir parfois donné l'air d'être à la traîne de l'Exécutif, comme lorsqu'elle s'est récemment mise en branle pour poursuivre, au titre de l'article 80 de la Constitution, un citoyen sénégalais au motif qu'il avait offensé le Chef de l'Etat sur des bases grotesques, aussitôt après qu'un signal politicien avait été envoyé, ou encore quand le sort des prisonniers dépend de facteurs autres que juridiques, bref quand elle ne suit pas le droit, la justice, sans être ridicule, s'expose à des critiques justifiées. Pour la santé de la démocratie sénégalaise, elle doit se redresser. Magistrats, avocats, acteurs publics de l'Etat, simples citoyens, tous sont concernés par le sort de cette justice peu rassurante et qui, au delà des criminels à col blanc risquant de lui filer entre les doigts, n'en a pas fini de nous faire douter.
Ps: Le silence des membres de la Justice depuis l'aveu sur les circonstances de la mort du magistrat Babacar Sèye en dit long sur son état actuel !
Adama GAYE
Journaliste et Consultant Sénégalais