Adieu Malick Kamara !
Parmi les épreuves les plus épouvantables de la vie, il y a certes la perte d’un enfant ou d’un conjoint mais aussi, et c’est presque la même chose, pour un compagnon de voir partir l’un de ses anciens collègues devenu son ami. J’ai été meurtri d’apprendre ce coup terrible qui a frappé la communauté nationale avec la disparition de l‘un des derniers survivants des signataires du Manifeste du PAI, je veux parler de mon frère, mon ami et camarade Malick Kamara. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ma douleur quand j’ai appris la disparition de Malick.
Quelle douleur et quel désespoir ! Aujourd’hui, ce n’est pas seulement une frange d’amis de la Gauche qui sanglote, c’est toute la communauté nationale unie dans le chagrin qui se recueille dans la dignité et qui prie pour le repos éternel de l’un de ses plus valeureux fils. Je sais qu’inéluctablement, un jour, l’existence se termine pour chacun d’entre nous et j’accepte cette volonté divine. C’est un exercice insurmontable pour moi de parler de Malick au passé.
Il n’est plus parmi nous mais il restera toujours présent dans nos cœurs meurtris. Tous ceux qui ont connu notre regretté Malick, et qui savent quelle affection sans bornes, il avait pour son pays seront avec moi pour partager ce chagrin immense. Tous ceux qui savent comment il se passionnait pour ce continent seront de cœur avec moi pour regretter celui qui n’est plus.
En saluant la mémoire du disparu, je voudrais rappeler l’engagement d’un des plus grands patriotes contemporains du pays, d’un militant panafricaniste des premières heures, d’un homme libre et modeste plein d’expériences, d’un sage bouillonnant d’énergie, calme et qui porte lourdement la marque de diverses expériences vécues, d’un des derniers survivants des signataires du Manifeste du PAI.
En avance sur son temps et sa génération
Né à Dakar le 21 décembre 1923, Malick Kamara a fait l’essentiel de sa carrière politique à Saint-Louis. En prenant très tôt conscience de l’urgence de la lutte pour l’émancipation des peuples sous le joug colonial, en avance sur son temps et sa génération, il a vite compris que l’engagement militant ne s’acquiert pas sur les bancs de l’université et que c’est sur le terrain politique que le combat pour l’émancipation des peuples d’Afrique devrait se faire. Toute sa vie durant, Malick est resté un fossoyeur du système colonial. Il l’avait intégré en 1941 pour mieux le combattre de l’intérieur. Nommé Secrétaire du Commandant de Cercle à Kédougou (Haute Gambie), en 1942, il fut directement confronté aux frustrations, vexations, brimades et injustices du système colonial.
Le dernier témoignage d’amitié - je n’ose dire d’affection - que m’a fait Malick, est de me confier une compilation de ses articles les plus engagés pour en faire un livre. Comment ne pas évoquer son dernier poème qu’il m’a dédié et que j’ai gravé sur une bande magnétique, sans oublier le Viatique qu’il m’a laissé lors de mon dernier séjour à Dakar. Ses écrits ne laissaient jamais indifférents car il n'hésitait pas à dire, sans périphrase inutile, le fond de sa pensée. Ses réflexions embrassent l’Etat de droit, les exigences sociales, le sursaut national, l’alternance politique, le tiers monde, le nouvel ordre mondial etc. Il n’a jamais cessé de vanter les mérites de la démocratie.
Persécuté, traqué, torturé
Membre de la Direction du PAI, Malick est resté une des figures martyres de l’oppression coloniale et néocoloniale. Persécuté, traqué, Malick a été arrêté le jeudi 29 novembre 1961, gardé à vue jusqu’au vendredi 7 décembre dans les locaux de la police judiciaire (PJ) et torturé par un groupe de policiers avant d’être placé sous mandat de dépôt.
Il s’est retrouvé à la chambre 10 de la Prison de Rebeuss avec 89 détenus. Son refus de collaborer avec ses geôliers l’avait poussé à entamer une grève de la faim, en mars 1962, qui dura sept jours sans un morceau de pain, cinq jours sans une goutte d’eau. Il fut évacué à l’hôpital et le médecin qui l’examina, fut pessimiste sur l’issue fatale de l’épreuve. Ce jeune médecin interne de cinq années d’expérience du nom de Bon Dire que Malick avait baptisé Mauvais Dire, par ses diagnostics approximatifs, n’avait pas pris en compte l’obstination de ce grand Samba Linguère.
L’émancipation des peuples colonisés était une exigence morale pour Malick. En effet, déçu de la rencontre de Félix Houphouët-Boigny avec des parlementaires français, à l’issue d’une session houleuse à l’Assemblée Nationale française sur le sort des colonies, il avait immédiatement souscrit totalement à la création du Rassemblement Démocratique Africain (RDA). En 1948, Il créa, à Saint-Louis, le Groupe d’Etudes Communistes (GEC). La rencontre avec un autre leader du Mouvement revendicatif, Ly Tidiane Baïdy, au soir de la création du Parti Africain pour l’Indépendance (PAI), allait sceller son engagement définitif pour la lutte pour l’indépendance des pays africains.
Constance dans l’engagement politique
Ce qui m’a toujours frappé chez Malick, c’est la constance avec laquelle il percevait l’engagement politique depuis un demi-siècle. Ses idées détonnaient par leur fraîcheur. Sa conception unitaire de l’Afrique et le rôle de la gauche et des gauches mondiales, pour un monde plus juste, étaient toujours d’actualité. Toute sa vie s’est résumée en deux mots : conscience et engagement. Rien d’étonnant chez ce fervent croyant dont l’adhésion au socialisme scientifique n’a jamais ébranlé les convictions religieuses.
Malick est resté un grand patriote, engagé des premières heures pour la lutte de l’indépendance, il s’est toujours dépensé sans compter pour que notre pays, le Sénégal, soit une référence en Afrique. Il a toujours dénoncé l’ordre économique mondial que les capitalistes veulent imposer aux pays marginalisés. Pour lui, nos pays devraient bénéficier du partage équitable des biens communs de l’humanité et du droit de jouir d’un ordre économique international juste. Les populations africaines devraient accéder au savoir d’avant-garde, seul capable de leur donner des moyens matériels pour ainsi rompre l’arbitraire au plan des relations internationales. Ce qui impliquera des bouleversements au plan international. Pour lui, il fallait libérer les énergies créatrices d’un contexte d’équilibre et de développement.
Grand patriote
Pour conclure mon témoignage, je dirai que mon ami et camarade Malick est un des grands témoins du XXe siècle, avec la triple dimension politique, littéraire et culturelle. Même ceux qui combattaient jadis les thèses gauchistes de ce grand visionnaire, étaient finalement tombés sous le charme de cet homme qui, quoi qu’on en dise, est resté un grand patriote. La jeunesse sénégalaise, la jeunesse africaine glorifiera un jour cet homme exaltant, palpitant de bonté et de générosité. Comme le disait mon ami et collègue, le Professeur Abdoulaye Bathily, il est regrettable que la vie et le combat d’un homme de la dimension de Malick ne soient pas offerts à notre jeunesse comme modèle.
A travers cet hommage, je veux être l'interprète de tous ceux qui pleurent la disparition de ce sage pétri de qualités humaines. Malick n’est plus parmi nous mais il est intensément vivant dans nos cœurs meurtris. On ne disparaît pas complètement tant que l'on reste présent dans l'esprit et le cœur de ceux qui vous ont connu et aimé. C'est pour cette raison que l’ami, le grand frère, le «compagnon des jours heureux comme des jours tristes», le camarade Malick Kamara restera encore fort longtemps présent parmi nous. A sa famille éplorée, à ma nièce Néné Kamara, aux camarades Charles Guèye, Amath Dansokho, à mon ami Issa Samb (Joe Ouakam) du Laboratoire Agit-art et à tous mes compatriotes, j’adresse mes condoléances.
Je sais que rien ne peut adoucir la peine des membres de toute la Gauche sénégalaise, africaine et mondiale. Tout ce que je peux dire, c’est que, de tout cœur, je pleure avec vous.Camarade Malick, que la terre de tes ancêtres te soit légère! Que le Tout Puissant t’ouvre grandement les portes du Paradis!Que ton âme repose en paix !
ADAMA DIENG,
Secrétaire général adjoint des Nations Unies,
New York, 12 septembre 2014