Convoquer l’histoire pour fonder l’émergence
Creuset de civilisations, l’ancien Takrur devenu FuutaTooro, Namandiru la terre de l’abondance, a très anciennement polarisé les cultures Serer, Soninke, Peul, Maure, Berbère, etc. Ce brassage en à fait une référence récurrente dans toutes nos chroniques traditionnelles ; d’où l’intérêt d’explorer la très riche histoire de cette région.
A l’heure où le Sénégal explore des voies nouvelles pour son développement, il me paraît particulièrement opportun d’encourager la revisite de notre histoire, pour bien évidemment mieux nous connaître, mais aussi et surtout mettre en perspective les leçons dont nous avons impérativement besoin pour bâtir notre futur.
Est-il besoin de rappeler que le développement n’est pas seulement un processus technique, mais que c’est aussi et surtout un état d’esprit, celui du producteur, du créateur, le monde du rêve et de l’audace. Il est tout le contraire de la société des consommateurs, ce qui n’a rien à voir avec la société de consommation, comme nous allons tenter de le démonter à travers quelques aspects de l’histoire du Fuuta. Est ici convoquée la responsabilité de l’historien, métronome d’une production sociale qui, pour être au service de son objet, doit avant tout reposer sur des faits et des partis-pris méthodologiques, explicites, pour éviter toute instrumentation.
I. Les Jaa-Ogo où quand le forgeron était Roi
Pour beaucoup de nos compatriotes le mythe, du « forgeron casté» a encore la peau dure. L’épopée Jaa-Ogo, bien connue des historiens, mais peu partagée, en est un bel exemple. Cette aventure débute dans la vallée du Sénégal vers le début du premier millénaire avant J.C, mais c’est autour du premier siècle de notre ère, que l'archéologie permet de constater une large diffusion de la sidérurgie. C'est aussi à cette période que les artisans du fer ont pris l'ascendant sur les autres segments de la société et se sont imposés comme élite politique.
Le monopole exercé sur une ressource stratégique, ainsi que les performances de l'objet en fer, étaient suffisants pour affirmer leur pouvoir. Les forgerons ont ainsi dominé puis gouverné le Fuuta pendant presque un millénaire avec un contrôle absolu sur le fer (H. Bocoum 2006).
Il nous faut donc bien accepter, et surtout enseigner et expliquer à nos enfants, que nos premiers souverains étaient des forgerons.
La contestation de la suprématie technique des Jaa-Ogo par d’autres artisans du fer, venus probablement de Ghana (Les Manna), marque une ouverture politique économique et culturelle plus poussée. Le pouvoir ne repose plus sur le contrôle d'une ressource, fut-elle stratégique, mais comme l'avait bien suggéré A. Ba (1984) sur la maîtrise des circuits commerciaux. Les artisans du fer n'en demeurent pas moins puissants.
Ils resteront les partenaires indispensables du pouvoir politique dans la gestion des terroirs et la sécurisation des mouvements migratoires comme ce fut le cas du Kajoor (Made. Diouf 1981). Ils seront aussi les figures de proues de l'expansion Manding avec Fakoly, Chef des armées de Sunjata et neveu de Sumanguru, puissant roi forgeron du Sosso. En somme, malgré la perte du pouvoir politique, les artisans du fer resteront des groupes influents et leur art continuera à occuper une place importante dans la société.
Ce n’est que tardivement, avec la Traite atlantique, que s’opère, de fait, une césure dans la chaîne opératoire technique dont les moments stratégiques seront progressivement transférés en Europe, créant les conditions objectives d'une dépendance structurelle. Les artisans du fer subiront les conséquences de cette intrusion qui les mettra progressivement hors du jeu de la performance technique.
II. Les conséquences de la perte de l’initiative technologique
Les conséquences de cette défaite sont incalculables pour nos sociétés car, bientôt, les princes de la Traite atlantique contesteront le statut social de tous les artisans aux yeux d'une société qui ne valorise plus la créativité et est désormais, à l'exception de la subsistance, toute entière tournée vers la consommation de produits d'importation dont elle sera de plus en plus dépendante.
Il s'en suivra une inversion de la pyramide sociale qui mettra les artisans du fer, tout comme les autres segments de la société, sous la férule de certaines monarchies violentes fortement inféodées au commerce atlantique qui, trois longs siècles durant, seront aux commandes d'une véritable économie de la violence avec son lot d'instabilité économique, politique et un coût démographique, culturel et psychologique dont les effets ne sont pas encore totalement résorbés (Bocoum 2006).
Mais nos sociétés ont-elles pour autant secrété un système de castes au sens où l’entend l’anthropologie sociale ? Aucune étude sur l’évolution des artisans du fer n’autorise une telle conclusion. Le traitement de cette question, qui interpelle notre conscience historique et s’invite parfois dans notre quotidien, mérite d’être soumis à une critique historique sans concession. On ne fait pas l’histoire à partir de projections diachroniques et de raccourcis tautologiques.
La leçon d’histoire, qui doit utilement servir la Culture du développement, qui est aussi celle de l’estime de soi, est que nous devons promouvoir le culte de la productivité, de l’inventivité et de la créativité. Il faut réhabiliter le travail et combattre les préjugés qui n’ont aucune base historique. Le système de caste n’existe simplement pas chez nous.
III. Des Koliaabbe aux Almamy ou chronique de la réunification de l’Espace Fuutanke
Avec la fin du pouvoir Jaa-Ogo la chronique traditionnelle indique une ère d’ouverture avec notamment des témoignages sur la conversion à l’islam de War Jaby sous les Manna. Suivront les Tondjong, les LamTagan et Lam Termes avant que les Koliaabbe n’instaurent une continuité géographique et politique qui ne sera remise en cause qu’en 1776 par l’Almamyat.
Koli Tenguela et ses alliés Seebe Koliaabbe, seront les grands unificateurs du Fuuta, et les figures emblématiques de ce que (O. Kane 204) attribue à la première hégémonie peule. Partis du Macina ils ont parcouru le Niani, le Wouli, traversé la Gambie en passant par le Fuuta Jaalon, le Gabu et la conquête du Jolof avant de prendre pied dans le Fuuta Tooro qui sera commandé, désormais à partir de Agnam, première capitale de la dynastie. Cette dynastie des Deniankoobbe inséparable des Sebbe Koliaabbe, règnera sur le Fuuta de 1512 à 1776. A l’optimum de son extension l’empire Denianke occupait la plus grande partie du Sénégal, de la Gambie, du Sud de la Mauritanie avec plus de 18 royaumes tributaires. Le Satigui était également « le propriétaire éminent de toutes les terres du royaume » (O. Kane 2004 :218).
La liste dynastique fait état de 28 Satigui dont 5 eurent plusieurs règnes. Les Koliaabbe ont instauré une véritable Sénégambie avant l’heure montrant, à suffisance, qu’il était possible de construire de grands espaces viables avec une continuité territoriale propice à la mobilité sécurisée des hommes et des biens et par conséquent au développement. Durant cette période, malgré les luttes de succession inhérentes à tout pouvoir exacerbée par les récurrentes tentatives de déstabilisation de Saint-Louis, le Fuuta a connu une longue séquence de stabilité, de prospérité et d’autonomie qui a posé, de manière durable, les fondements d’une culture qui participe aujourd’hui encore, fortement, à l’unité plurielle de la nation sénégalaise. Cette continuité a survécu à tous les changements politiques ultérieurs et constitue un héritage historique qui mérite d’être revisité pour refonder la problématique de l’intégration régionale.
Il est incontestable que le renforcement des continuités géographiques, culturelles et politiques est un enjeu de développement qui ne peut en aucun cas être différé. L’épopée de Koli Tenguela, intimement liée à la rigueur d’une armée dont les fers de lance étaient les redoutables SebbeKoliaabbe princes guerriers, montre à suffisance que des leçons d’histoire sont à tirer. La problématique de l’unité régionale et plus globalement africaine restera un vœu pieux tant nous ne parviendrons pas à rétablir les continuités rompues en utilisant tous les instruments d’intégration, y compris l’intégration militaire, pour rétablir les continuités rompues.
Dans ce vaste chantier le premier combat à gagner est d’abord celui de l’adhésion de nos populations. Il passe impérativement par la promotion des continuités culturelles qui fonctionneront comme de puissants instruments pour gommer les frontières politiques héritées de la colonisation.
L’affaiblissement des Deniankobbe et la monté en puissance d’un islam plus vigoureux viendront à bout du pouvoir des Satigi qui seront vaincus par la révolution Toorodo conduite par Thierno Souleymane Baal (1776) et qui porta à la tête de l’Almamyat Abdoul Qadyr Kan. Le nouvel ordre incarné par le mouvement toorodo, suite à la défaite du dernier Satigi Sule Bubu Gaysiri, aura l’intelligence de conclure un accord politique et de nouer des relations matrimoniales avec les Deniankoobbe pour préserver la paix sociale et travailler à sa consolidation.
La nouvelle page d’histoire qui s’ouvre au Fuuta est elle aussi pleine d’enseignements. Nous nous proposons d’explorer cette période dans une prochaine contribution.
Pr. Hamady Bocoum (Chercheur à l’Ifan)