Publié le 11 Jul 2015 - 16:12
LIBRE PAROLE

Bako Dagnon, une voix africaine

 

L’une des grandes figures de la musique malienne, décédée ce mardi 7 juillet 2015 à Bamako (Mali), incarnait l’autorité respectée d’une personnalité qui a transmis les valeurs positives de sa culture. Hommage. 

 

« Elle connaît tout Ie Mandé ». Il y a plus d’un quart de siècle, en octobre 1989, le chercheur néerlandais, Jan Jansen, rapportait cette parole imagée que les Maliens avaient de Siramori Diabaté (1925-1989), considérée à très juste titre comme la plus cantatrice malienne de tous les temps. Siramori avait acquis le très convoité titre de ‘’Ngaara’’, qui n’est pas juste un maître de la parole et du chant mais un guide et une source inépuisable de sagesse pour sa communauté.

De Bako Dagnon, décédée mardi 7 juillet 2015 à l’âge – plutôt jeune – de 62 ans, on peut certainement dire la même chose. Elle en a la consistance théorique, la personnalité et la légitimité. Bercée dans une tradition établie depuis la première moitié du XIIIe siècle, qui conférait aux griots les missions d’éducateurs et de médiateurs sociaux et politiques, elle n’a jamais dévié de cette voie.

Bako Dagnon est restée fidèle à sa mission de jelimuso (griotte) consistant à apprendre l’histoire de son peuple, à l’enseigner, à la transmettre et d’incarner les valeurs cardinales qu’elle porte. Cette mission, elle s’en est admirablement bien acquittée. Elle a bien travaillé. Elle a rempli son devoir vis-à-vis de son peuple, en disant à celui-ci les valeurs – qui doivent le guider et déterminer son comportement face à lui-même et face aux autres – et qu’elle-même incarnait dans ses contes, ses chansons, ses propos et sa vie de tous les jours : amour de la liberté, refus de toute forme de soumission, dignité, respect de la parole donnée.

A l’annonce de son décès, à l’aube, à l’hôpital du Point G de Bamako, Mali kasira (le Mali a pleuré), pour reprendre le titre d’un morceau de Mokontafé Sako, une autre grande cantatrice, en hommage à l’Armée nationale et passé depuis dans le riche patrimoine musical malien. La réaction du ministère malien de la Culture confirme cette dimension nationale du deuil qui frappe le pays avec la disparition de Bako Dagnon. Il a « salué la mémoire de cette grande figure de la musique qui a su mettre son talent au service de rayonnement artistique du Mali et qui fît connaître, au-delà de nos frontières, les richesses de la musique traditionnelle du Mali ».

Née en 1953 à Golobladji, au Sud-Ouest du Mali, dans le cercle de Kita, un berceau important de la culture mandingue, Bako Dagnon a mémorisé les histoires et traditions musicales de son pays, au point qu’elle est devenue une sorte de gardienne du temple, des secrets les mieux gardés du vaste empire mandingue. Elle a 19 ans quand elle a été remarquée pour la première fois lors de la Biennale de la Jeunesse de Bamako (1972). Créées par le premier président du Mali indépendant, Modibo Keita, les biennales étaient un véritable creuset d’expression des multiples traditions culturelles du pays et un lieu de révélation de talents.

Historienne

Bako Dagnon impressionne très vite par sa connaissance quasi parfaite des histoires, cultures et traditions des 27 communautés ethnolinguistiques maliennes. Cette posture de ‘’bibliothèque’’ lui confère un statut d’autorité que les ‘’grands’’, Salif Keita, Ali Farka Touré, Oumou Sangaré, entre autres, n’hésitaient pas à consulter pour des conseils pour connaître l’origine et le sens de chansons, à la fois dans leur symboliques et dans leur authenticité. De fait, la première vraie reconnaissance est venue de maîtres reconnus de la tradition musicale malienne : Banzoumana Sissoko et Djeli Baba Sissoko l’invitaient souvent à leur interpréter ‘’Djandjon’’, ode à la gloire de Fakoli, bras droit de Soundjata, et de ses descendants.

Jusqu’en 2004, Bako Dagnon n’est connue que par ses compatriotes maliens et les mélomanes et chercheurs qui s’intéressent à l’histoire et à la culture mandingues. Cette année-là, elle est ‘’révélée’’ au monde à travers l’album-concept Mandekalou, produit en deux volumes par Ibrahima Sylla, fondateur de Syllart. Entre le milieu des années 1970 et le début des années 2000, elle avait réalisé cinq cassettes diffusées et commercialisées uniquement au Mali.

Sur l’anthologique Mandekalou, c’est à elle qu’est naturellement revenue la tâche de conter les points d’histoire qui ont à la fois forgé la légende de leurs acteurs et inscrit dans la conscience collective les mélodies et textes de chansons transmises de génération en génération. Elle rappelle comment Keme Bourama a été amené à s’engager aux côtés de son frère aîné Samori Touré dans la bataille de Sikasso (Keme Bourama), pourquoi Soundjata Keita, le fondateur de l’Empire mandingue, a été obligé de confier à Touramagan la campagne victorieuse contre Jolofi Mansa (Touramagan), et de dire ce qui fonde le pacte entre Soundjata et les Jeli (Nare Maghan Soundjata).

C’est dans la foulée des deux volumes de Mandekalou (2004 et 2006), que Bako Dagnon sort, en novembre 2007, son premier album international, Titati (Syllart productions/ Discograph), puis Sidiba (Discograph), deux ans plus tard, en novembre 2009. Sur ce récital acoustique et de sa voix puissante qu’elle fait surfer sur des registres variés, elle chante l’amour (Titati), la droiture morale (Télemba), les bonnes vertus de l’agriculture (Tiga), se raconte, conte ses expériences personnelles qui ne peuvent être détachées de celles de la communauté, la vie des chasseurs – confrérie centrale dans la vie sociale et politique des Mandingues.

Ensemble instrumental national

Tout en restant fidèle aux histoires que véhicule la musique depuis plusieurs siècles, elle offre à entendre et à apprécier la substance de la tradition lyrique malienne dont elle s’est évertuée, sa vie durant, à fortifier et à perpétuer l’héritage. « C’est un devoir de transmettre ce que je sais aux jeunes générations, pour que notre culture ne se perde pas, disait-elle entre deux sessions d’enregistrement de l’album ‘’Mandekalou’’. Parce que si la fonction de griot est aujourd’hui mise à mal c’est la faute des griots eux-mêmes qui ont prostitué ce métier. Pourtant c’est un métier noble. »

C’est à cette tâche de restitution de la mission de Jeli que Bako Dagnon s’est attelée durant le temps qu’elle est restée pensionnaire de l’Ensemble instrumental national du Mali – une dizaine d’années –, en compagnie de la crème de la musique malienne sélectionnée dans toutes les contrées du pays. Cette institution fondée sur l’initiative du président Modibo Keita avait pour mission de montrer aux Maliens, qui venaient d’accéder à l’indépendance, et au reste du monde des aspects essentiels de l’histoire et de la culture du Mali.

La reconnaissance ‘’administrative’’ vient en 2009 quand elle est élevée au rang de chevalier de l’ordre national du Mali. Beaucoup moins importante que la reconnaissance du peuple dont elle a été, et reste, une dépositaire respectée de la culture et des valeurs positives que celle-ci porte. Cette reconnaissance qui fait de la mémoire collective le lieu le plus sûr pour la garder vivante pour l’éternité.   

Son regard énigmatique, son sourire discret vont manquer, parce que physiquement elle n’est plus là, mais c’est maintenant qu’elle est partie qu’une certaine magie va opérer : un artiste – un Jeli, en plus, chargé d’apaiser les cœurs et de célébrer les vertus du vivre-ensemble – ne nous quitte jamais en vérité. Les pages que Bako Dagnon a écrites dans le grand livre de la culture africaine vont continuer de briller comme les étoiles de l’empire mandingue, pour affirmer et dire, en ces temps troubles pour l’Humanité, qu’il n’y a pas plus important que l’estime de soi.

Aboubacar Demba Cissokho, journaliste

Dakar, le 8 juillet 2015

 

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