«Il faut décongestionner Dakar»
Née en 1991, Enda Ecopop (Espace de coproduction et d’offres populaires pour l’environnement et le développement en Afrique) est basée au Sénégal et œuvre pour le développement des collectivités locales en Afrique. Son coordonnateur exécutif, Bachirou Kanouté, analyse, dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, les obstacles de la mise en œuvre effective de la décentralisation, les problèmes qui étranglent les villes dont la capitale Dakar, ainsi que les objectifs de la deuxième édition du Prix d’excellence du leadership local et les attentes envers le chef de L’Etat.
Que pensez-vous de l’évaluation faite par le ministère des Collectivités territoriales, du Développement et de l’Aménagement des territoires de l’Acte 3 de la décentralisation ?
C’est une bonne chose qu’une politique qui a mobilisé plusieurs acteurs soit évaluée pour connaître les goulots d’étranglement. Toutefois, dans la mise en œuvre de cette évaluation, il y a beaucoup de réserves. Nous, en tant que société civile, nous avons pris part, de façon active, à l’élaboration de l’Acte 3 de la décentralisation, mais ne sommes pas impliqués. Nous n’avons pas encore reçu le rapport qui a été fait par le ministre et je ne sais pas ce qui en est réellement sorti, à part les quelques informations relayées par la presse. C’est l’Administration qui est en train de faire sa propre évaluation, en faisant des comités régionaux de développement dans les différentes régions.
Le ministre se déplace, c’est à saluer, mais je pense que cette évaluation aurait pu être élargie à d’autres acteurs, en faisant une évaluation indépendante. Et ce, par un cabinet ou des experts, des personnes ressources externes de l’Administration qui vont jeter un regard plus neutre sur ce qui s’est fait et qui viendront présenter un document d’évaluation exhaustif, à partager avec l’ensemble des acteurs. Cela prendra en compte la société civile, le secteur privé, les partenaires, etc., et donnera une orientation plus neutre et plus objective. L’ensemble des acteurs pourra jeter un regard critique sur le travail fait et apporter des recommandations. Actuellement, c’est plus une évaluation administrative qu’exhaustive.
Nous attendons les conclusions de cette évaluation pour donner notre appréciation, d’autant plus que nous en avons la légitimité, car la décentralisation est notre domaine de prédilection.
Des choses à parfaire, selon vous, pour la deuxième phase ?
C’est dommage que toutes les ambitions qu’on avait nourries pour l’acte 3 ne se soient pas matérialisées, bien qu’il y ait une bonne vision. Et, pour exemple, tout le volet financier qui était un paquet important n’a pas tenu ses promesses. Pourtant, il y avait des propositions courageuses émanant du comité de pilotage. Il a été proposé un transfert de ressources financières aux collectivités locales avoisinant le standard de l’Union africaine. A savoir 15 % des ressources publiques. Mais, au Sénégal, les statistiques les plus optimistes parlent d’environ 7 %.
En outre, la difficulté notée en matière de cohérence territoriale est à revoir. C’est le cas de Thiès et de plusieurs autres communes. Entre les anciennes communes et les nouvelles, il y a tout un conflit sur, par exemple, le périmètre communal. Il faut penser à construire des territoires viables et durables qui peuvent assurer le financement de leur propre développement.
Troisièmement, la Fonction publique locale souffre d’une absence de personnel. Quand on a fait les études, on s’est rendu compte que, dans plusieurs communes, le niveau le plus élevé dans la Fonction publique est celui du Bfem. Alors comment on peut faire avancer une entreprise à vocation sociale (collectivité locale) sans le personnel qui va avec ? Tant que l’Etat n’aura pas fait un saut qualitatif visant à renforcer le capital humain, notre décentralisation ne peut marcher. Et il semble qu’aujourd’hui, il y a beaucoup d’hésitations à aller dans ce sens. L’Etat doit améliorer la mobilisation des ressources humaines au niveau local pour que la Fonction publique locale puisse être effective, avec un statut clairement défini. Le personnel peut se retrouver au niveau national ou local, en gardant les mêmes privilèges. Vous allez dans un pays comme le Canada, les agents préfèrent travailler à la Fonction publique locale qu’à la Fonction publique nationale ; c’est tout le contraire de ce qui se passe au Sénégal. Corriger toutes ces failles relève d’une volonté politique.
En matière de décentralisation et de développement des collectivités locales, quelle est la vision et les domaines d’intervention de votre organisation ?
Notre champ d’intervention, c’est la ville. Nous travaillons pour l’émergence de villes et territoires durables, c’est-à-dire des villes qui répondent aux droits humains : l’accès à l’eau potable, à la santé, à l’éducation et à la mobilité. Si ces droits ne sont pas respectés, on ne peut parler de ville durable. Ce sera une ville de tensions avec des protestations qui, à un certain niveau, peuvent donner naissance à des émeutes. Donc, Enda s’intéresse aux villes, aux zones urbaines, mais aussi aux anciennes communautés rurales qui sont aujourd’hui des communes.
Notre action s’articule dans cette vision autour de quatre axes stratégiques. C’est d’abord favoriser la gouvernance participative de la ville. Une ville ne peut pas être durable, si les décisions sont prises uniquement par les autorités. Il faut que la ville soit conçue et planifiée par les autorités élues, mais aussi par les citoyens qui habitent là.
Deuxièmement, la ville doit garantir aux populations l’accès aux services sociaux de base et travailler son attractivité. C’est ce qui explique que beaucoup de travailleurs refusent les affectations, en se disant : j’y vais, mais ce n’est pas évident que j’aie accès à l’eau potable ou aux services de santé. Lorsque ces services, qui pour nous sont des droits, sont bien assurés, la ville devient attractive. La notion de droit induit celle de devoir, car le citoyen doit préserver le bien commun, participer à l’érection d’infrastructures, en payant ses impôts. Si nous voulons avoir des villes durables, il faut que les ressources mobilisées soient suffisantes, tel est le troisième axe stratégique de notre intervention. Il s’agit de trouver comment la ville peut assurer sa fonction économique, grâce à ses propres ressources.
Enfin, la ville doit être régie par un ensemble de programmes permettant la mise en œuvre des politiques publiques de l’Etat. Les collectivités locales doivent s’approprier ces programmes ; elles doivent les adopter pour que le travail réussisse.
Ce travail se fait au ras du sol, dans les quartiers, dans les villages, dans les communes avec les autorités locales et les communautés. Mais notre ambition, c’est d’influencer les politiques publiques, tant au niveau national qu’international. Parce que, quoi que l’on dise, un certain nombre de politiques sont ficelées, depuis l’Union européenne, la Banque mondiale, l’Onu… Nous, en tant qu’organisation de la société civile, nous menons un plaidoyer en vue d’influencer ces politiques afin qu’elles puissent être adaptées à ce qui se fait au niveau national.
Ainsi, ce sont tous ces aspects qui définissent la ville durable…
Tout à fait. Une ville durable doit pouvoir assurer l’ensemble de ces charges, mais aussi être une ville intelligente qui facilite la mobilité des citoyens. Aujourd’hui, si on compte tous les feux en panne dans Dakar, il va de soi qu’elle ne répond pas aux besoins de mobilité. Il s’agit de toute la technologie qui est mise en place pour réguler la circulation et la rendre fluide. Dans beaucoup de villes intelligentes, le problème d’éclairage public se pose. Une ville durable doit aussi assurer la meilleure des résiliences. En ce moment, nous allons vers l’hivernage, il a plu une seule fois à Dakar et, déjà, la ville est inondée. Cela veut dire qu’elle n’est pas résiliente. Les catastrophes naturelles sont inéluctables, mais ce qui est le plus important, c’est la capacité qu’a la ville de se reconstruire et de tout de suite reprendre ses différentes fonctions.
Justement, en ce qui concerne Dakar, aujourd’hui, quels sont les principaux problèmes qui l’empêchent d’être une ville durable ?
Cela est lié à son histoire, à son aménagement, à sa démographie et à son économie. Il y en a plusieurs, mais je m’en limite à trois. Tout d’abord, Dakar a une superficie de 555 km2 et, paradoxalement, abrite 4 millions d’habitants. Le Sénégal fait 217 000 km2 et Dakar ne fait même pas 1 % du territoire national, mais elle compte un tiers de la population sénégalaise.
Vous voyez donc la concentration humaine de Dakar qui se traduit en une demande très forte pour l’accès aux services. On parle souvent d’embouteillages, mais c’est normal, vu la pression démographique. Deuxièmement, la capitale a des problèmes de planification. L’essentiel de la population habite Pikine, Guédiawaye, Rufisque ; pourtant, l’essentiel des services se trouve au Plateau, la pointe la plus effilée de Dakar. La population doit donc quitter l’intérieur de la ville pour accéder à cette pointe, c’est ce qui explique que l’autoroute à péage, la corniche et l’axe central comprenant l’avenue Bourguiba sont tout le temps embouteillés. Tout le monde conflue vers la pointe la plus effilée.
Moi, je dis que ce n’est pas étonnant, parce que cette ville, dans sa configuration, a été conçue pour répondre aux besoins des colons. Ils voulaient un bon climat, que les ressources de la métropole puissent avoir un port pour être évacuées. Ils voulaient des hôpitaux proches, d’où la construction de Le Dantec et de l’hôpital Principal. Ces infrastructures et le palais de Justice ont été installés à la pointe la plus effilée, parce que c’est là qu’ils habitaient. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, la population dakaroise n’est pas concentrée au Plateau et pire, maintenant, on voit des gens qui habitent Thiès, Diamniadio et les nouvelles villes qui viennent vers cette même pointe.
Quelles solutions s’imposent, selon vous ?
Il faut arriver à un rééquilibrage de l’aménagement du territoire du Sénégal, en faisant une décongestion de Dakar, pour que les fonctions essentielles de la ville puissent se rapprocher des habitations. Cela a commencé avec la ville nouvelle de Diamniadio, mais je pense qu’on aurait pu aller plus loin. Par exemple, au Nigeria, lorsque Lagos ne fonctionnait plus, ils ont opté pour une autre capitale, Abuja, qui se trouve à l’intérieur du pays. Il en est de même pour la Côte d’ivoire qui, aujourd’hui, a deux capitales, Abidjan et Yamoussoukro. On aurait pu être plus ambitieux et ne pas se limiter à Diamniadio qui est la continuité de Dakar, mais aller à l’intérieur.
A l’époque, Senghor avait obtenu le financement du shah d’Iran (dernier monarque iranien) pour réaliser ce désengorgement, mais cela n’a pas pu se faire, à cause de la révolution islamique. Les lieux potentiels étaient le bassin arachidier ou Lompoul. Quand le président Wade est arrivé, il a voulu approfondir les études techniques en choisissant la zone de Lompoul. Un choix qui a été critiqué, parce que Lompoul est proche de Kébémer, sa ville d’origine.
Dans 5 ou 10 ans, je pense qu’on va retrouver les problèmes que nous vivons à Dakar à Diamniadio. La solution de Dakar est à trouver hors de Dakar. On peut, par exemple, penser à délocaliser deux ou trois ministères.
Au regard de votre expérience en matière d’accompagnement des collectivités territoriales, à votre avis, quelles sont les principales difficultés auxquelles elles font face en Afrique et particulièrement au Sénégal ?
En Afrique, la moyenne du niveau de transfert financier aux collectivités tourne autour de 3 à 3,5 %. C’est extrêmement faible. Tant que celles-ci n’ont pas les ressources financières nécessaires pour prendre en charge la demande sociale, on ne peut pas aller vers le développement. D’un autre côté, tout le potentiel local n’est pas encore identifié et mobilisé. Nos villes africaines ne sont pas pauvres, toute la difficulté qu’ont les collectivités locales, c’est d’identifier ces ressources et les utiliser de manière effective. Quand vous prenez la taxe sur la publicité avec tous les panneaux publicitaires que comptent Dakar, cela devrait mobiliser des ressources, mais ce n'est pas le cas.
Selon une étude que nous avons menée, cette taxe génère 8 milliards de francs Cfa. Pourtant, la ville de Dakar n’arrive même pas à mobiliser le tiers de cette somme. Il se pose également le non-respect de la responsabilité sociétale de l’entreprise, notamment avec le gaz, le pétrole et les nouvelles ressources qui émergent. Les villes qui sont impactées ne bénéficient pas des retombées de ces industries extractives. C’est le cas à Rufisque avec le ciment ; Diogo, Tivaouane et Matam avec le phosphate.
L’autre difficulté, c’est qu’il n’y a pas d’institutions fortes au niveau local. Il va falloir renforcer le leadership local au Sénégal et partout en Afrique.
En parlant de leadership local, Enda Ecopop a lancé, le 26 juillet, la deuxième édition du Prix d’excellence du leadership local. En quoi consiste cette initiative ?
En effet, l’objectif est d’aider les villes et les territoires à faire émerger ce qu’ils ont de meilleur pour encourager l’Etat à aller vers la décentralisation. C’est une initiative que nous avons prise pour améliorer la décentralisation en Afrique. L’Union africaine a suggéré que chaque pays puisse consacrer un temps fort à l’émulation et à l’excellence. Et c’est dans ce sens que la première édition a eu lieu en 2017, avec le ministère en charge de la Décentralisation et des Collectivités territoriales. Elle vise à primer l’excellence dans la gouvernance locale. Chercher où est-ce qu’on a des bonnes pratiques et des innovations, les identifier et les mettre au profit de ceux qui sont en quête de solutions. Nous avons primé trois catégories d’acteur : les élus locaux, les journalistes et la communauté scientifique. Tous peuvent influencer qualitativement la décentralisation.
La première édition a été un succès et nous a permis de primer 27 collectivités territoriales à travers leurs maires et présidents de département, deux journalistes (catégorie documentaire et article de presse). Le prix pour les chercheurs n’a pu être donné, faute de qualité des productions, mais on le relance cette année. Les meilleurs seront identifiés et invités les 21 et 22 novembre prochain au Grand Théâtre de Dakar, afin qu’ils viennent partager leur expérience. Le comité scientifique va faire une deuxième sélection et les meilleurs recevront un prix au cours d’un gala en décembre.
Nous espérons que cette année, le chef de l’Etat pourra remettre les prix à ces personnes qui travaillent souvent dans l’ombre.
C’est l’occasion de rendre leur travail visible, rendre visible ce que nous avons de meilleur, chose assez rare en Afrique. Il s’agit aussi d’encourager les chercheurs, afin qu’ils s’intéressent aux questions qui touchent les populations, rapprocher le monde scientifique des besoins, rapprocher également le développement du monde de la recherche pour ne pas qu’il y ait des recherches aériennes. Les chercheurs doivent pouvoir éclairer la lanterne des élus locaux et de la société civile. Ce sera également l’occasion de répondre à tous ceux qui ne croient plus que la décentralisation est possible. Nous, nous y croyons, mais il faut que la volonté soit de mise.
Quels sont les défis et innovations de cette deuxième édition ?
Nous avons procédé à une évaluation exhaustive de la première édition regroupant tous les participants. Il a été identifié un certain nombre de difficultés. L’année dernière, nous avons fait pendant trois jours d’affilée les temps forts, deux jours d’apprentissage et le troisième jour, c’était le gala. C’était un programme assez lourd et cette année, nous avons prévu de faire deux temps forts séparés. Aussi, nous avons apporté quelques corrections au comité scientifique afin qu’il puisse aller au-delà de ce que les élus vont décrire par écrit, mais qu’il se déplace pour aller évaluer sur site. Cette évaluation citoyenne permettra de connaitre l’avis des populations sur les dires du maire de la localité.
Il s’agit donc de crédibiliser ce qui est écrit sur le papier. Nous avons également un organe extérieur comprenant des participants des pays de la zone Uemoa. Comme autre innovation, nous souhaitons vraiment que le président de la République puisse remettre les prix, car cela va permettre un déclic auprès des autorités locales. Nous sommes en négociations pour qu’ils reçoivent en plus de cela une décoration et un appui financier.
Au-delà de ces temps forts, nous allons accompagner les collectivités locales vers la décentralisation. Et la diaspora constitue, en ce sens, un pilier important pour le financement du développement local. Je rappelle que la diaspora envoie dans les pays d’origine beaucoup plus de ressources que l’aide publique au développement. Nous allons apprendre aux élus locaux à aller vers des partenariats public-privé structurés. C’est un levier du financement du développement local qui n’est pas bien maitrisé.
Enfin, nous allons aller vers la coopération décentralisée, qui soit en lien avec les préoccupations réelles des communautés. Il y a plusieurs programmes que l’Etat a mis en place, mais qui ne sont pas connectés aux collectivités locales. Je pense qu’il faut une bonne visibilité de ces politiques nationales. Donc, nous avons mis en place un dispositif du nom de Territoire Expo qui permettra aux collectivités d’être en contact avec les différents programmes nationaux tels que le Puma, Promovilles, la Cmu… et internationaux comme les Odd.
Nous voulons, en outre, qu’à travers cette innovation, que tout le foisonnement économique qu’il y a dans les collectivités soit visible. L’enjeu est de donner une bonne visibilité aux produits des territoires. Aujourd’hui, il y a beaucoup de produits qui doivent être exportés. A Ngaye Mékhé, le cuir est très bien travaillé, mais c’est une activité qui n’est pas visible. Donc, Territoire Expo peut être un espace où toutes les filières qui sont économiques peuvent avoir un espace de visibilité.
Cette année, des ministres, des hommes de médias et des chercheurs des pays de la zone Uemoa seront invités. Notre ambition, c’est que le Sénégal puisse reprendre sa place dans la décentralisation, car quand on fait le tour de ces pays, on se rend compte que le Sénégal est en train de marquer le pas.
Je lance un appel pour que les collectivités puissent présenter ce qu’elles ont de meilleur. J’encourage un engouement autour de cette deuxième édition. J’invite aussi les partenaires techniques et financiers qui interviennent au Sénégal, dans le cadre de la décentralisation, à se joindre à cette édition institutionnalisée, depuis l’année dernière, par le ministre des Collectivités territoriales.
EMMANUELLA MARAME FAYE