La presse désabusée
Censées soulager les entreprises de presse, les remises et exonérations fiscales prises, il y a un an, par le président de la République, sont source de nombreuses confusions et d’un grand désordre entre l’Administration et certaines entreprises de presse.
Depuis avant-hier, l’affaire Dmedia déchaine les passions. A l’origine, l’avis à tiers détenteur (ATD) émis par la Direction générale des Impôts et des Domaines contre l’entreprise de presse appartenant à l’homme d’affaires et non moins opposant au régime Bougane Guèye Dani. Une procédure de recouvrement forcé qui a pris de court bien des observateurs, divisant l’opinion entre pro et anti Dmedia. Est-ce parce que l’homme d’affaires est opposant ? L’Administration fiscale est-elle instrumentalisée par le pouvoir politique ? Les entreprises de presse sont-elles conformes à leurs obligations fiscales ? ‘’EnQuête’’ a essayé d’en savoir plus sur ces exonérations qui suscitent moult polémiques.
Il faut remonter au Conseil présidentiel tenu au mois de septembre 2020, sur la relance économique, pour comprendre l’origine du problème. A cette occasion, suite aux plaidoyers des représentants de certains secteurs dont le tourisme et la presse, le président de la République avait évoqué deux mesures fortes prises par l’Etat pour soulager ces secteurs lourdement impactés par la crise sanitaire. Président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse (Cdeps), Mamadou Ibra Kane rappelle : ‘’La première, c’était la remise de dettes. En langage simple, c’est un effacement de la dette des entreprises de presse pour toute la période antérieure au 30 septembre 2020. Etaient concernées même les dettes antérieures à la pandémie. Il fallait juste introduire une demande dans ce sens. Il n’y avait pas de critères particuliers.’’
L’autre mesure phare du président, selon M. Kane, c’est celle portant sur l’exonération des entreprises de toutes taxes et impôts, pour la période allant du 1er octobre 2020 au 31 décembre 2021. ‘’C’est-à-dire, souligne-t-il, à partir du 1er janvier 2022, les entreprises doivent normalement, toutes, se retrouver avec une sorte de virginité fiscale. Ces exonérations concernent toutes les taxes et impôts : TVA, impôts sur le revenu, impôt sur les sociétés ou impôt minimum forfaitaire, les taxes et impôts locaux comme la Cel… Ce sont donc des mesures très importantes qui vont permettre au secteur de souffler.’’
Alors, pourquoi le problème avec Dmedia ? D’abord, il faut relever que même s’il a été le plus touché, le groupe de Bougane n’est pas le seul qui a été surpris par les mesures prises par l’Administration fiscale. Patron des patrons de presse, Mamadou Ibra Kane révèle : ‘’Moi-même qui vous parle, les services fiscaux ont failli saisir mon imprimerie qui imprime 20 des 26 quotidiens du Sénégal, alors que nous bénéficions de ces mesures. J’ai dû saisir les autorités compétentes pour régler le problème. J’en ai fait de même pour d’autres entreprises qui ont eu les mêmes problèmes avec l’Administration. Il ne faut pas que cette affaire soit une sorte d’épais de Damoclès qui permettrait à certains de ne pas du tout être inquiétés, alors que d’autres seront poursuivis. Je pense qu’il faut respecter les décisions qui ont été prises à cet effet.’’
A EnQuête publication, le mal est presque identique. Malgré les mesures d’allègements fiscaux pris par le président de la République, l’entreprise n’a jamais été épargnée par les services de recouvrement. La cheffe-comptable de l’entreprise déclare : ‘’Pas plus tard que le 15 septembre dernier, j’ai payé la taxe sur le loyer ; une taxe que l’on doit payer chaque mois. En fait, quand on part demander un quitus fiscal, on nous demande pourquoi on n’a pas payé. Et quand on leur explique, ils nous disent qu’ils ne sont pas informés de telles mesures. Nous sommes obligés de payer pour avoir le quitus fiscal et être conforme à la législation.’’
Pire, souligne la comptable, actuellement, la DGID lui réclame même une dette qui remonte à 2013. Une dette pour laquelle son entreprise avait pourtant bénéficié, en 2018, d’une remise. ‘’A l’époque, le fisc avait lancé un ATD et avait bloqué nos comptes. Sur demande, l’ancien directeur nous avait accordé une remise et il y avait eu une mainlevée. Et depuis lors, nous étions tranquilles. Alors, à notre grande surprise, il y a quelques jours, on nous a réclamé la même somme. Malgré la production des preuves, les services nous demandent de payer’’.
Aux origines de la discorde, il y a la période de remise ainsi que les formalités à accomplir pour en bénéficier
De l’avis du patron du Cdeps, le problème proviendrait surtout du fait qu’il n’y avait aucun texte qui prévoit expressément la remise de dettes, contrairement à la mesure d’exonération prise en compte dans le cadre de la loi de finances. Il explique : ‘’Pour ce qui est de l’exonération fiscale, elle a été votée par l’Assemblée nationale et incluse dans la loi de finances 2021. Mais pour ce qui est de la remise gracieuse, il n’y a aucun document qui la formule de manière expresse. Et c’est l’argument brandi par certains centres et services fiscaux. Dès lors, les entreprises doivent formuler des demandes de remise. Et la réponse de l’Administration va leur servir de base pour ne pas payer.’’
A la question de savoir si des solutions sont en vue pour le cas de Dmedia, il explique : ‘’Je pense qu’il y aura des solutions. Il faut une demande de remise gracieuse et que les services fiscaux lèvent les ATD. Les entreprises qui n’ont pas fait de demande peuvent toujours le faire. Je suggère à tous les patrons de le faire, dès maintenant.’’
Cela dit, il se pose la question de savoir si les entreprises et l’Administration fiscale parlent le même langage ?
En effet, alors que le patron du Cdeps parle d’une remise pour toutes les dettes antérieures au 30 septembre 2020, des sources proches de l’Administration des impôts parlent des dettes allant jusqu’au 31 décembre 2019, et non à septembre 2020. ‘’Les entreprises appartenant aux secteurs impactés peuvent bénéficier d’une remise fiscale. Dans ce cadre, toutes les entreprises de presse devraient pouvoir remplir les formalités nécessaires et en bénéficier. Cela avait fait l’objet d’un arrêté. En sus de cette mesure, une autre a été prise pour exonérer toutes les entreprises de presse, pour la période allant d’octobre 2020 au 31 décembre 2021’’, confie un inspecteur principal des impôts.
Le cas Dmedia
Ainsi, poursuit le spécialiste, on se retrouve dans une situation où les gens doivent payer les impôts allant de janvier à septembre 2020. ‘’Pour moi, ce n’était ni pertinent ni opportun. On ne peut pas estimer devoir pardonner les entreprises toutes leurs dettes au nom de la pandémie et ensuite aller les vérifier juste pour neuf mois. Et puis, est-ce qu’il y a eu une égalité dans le traitement des usagers ? Autant de questions que soulève cette question’’, argue l’inspecteur.
Malgré ces questions, il précise : ‘’La procédure est tout à fait légale. Il n’y a aucune violation de la loi. Il s’agit juste d’une vérification comme on le fait pour toutes les entreprises. A l’issue d’une vérification, il y a deux situations possibles. L’une d’elles, c’est la notification d’un redressement, s’il y a des manquements.’’
Après cette notification, s’ouvre une période contentieuse à la fin de laquelle des titres de perception sont émis. ‘’Il s’agit là des moyens juridiques de recouvrement de la créance fiscale. Après, on fait la signification à l’usager. S’il ne paie pas, on met en branle les procédures de recouvrement forcé. Parmi ces procédures, il y a l’avis à tiers détenteur, qui permet de demander aux créanciers du débiteur de payer à l’Administration et non à ce dernier. Nous sommes, dans ce cas de figure, dans l’affaire Dmedia’’.
Mais au-delà du cas Dmedia, c’est une question de neutralité de l’Administration qui se pose. Pourquoi, au moment où certaines entreprises ne sont nullement inquiétées, d’autres sont pourchassées ? Selon les sources proches de la DGID, pour ce qui est de la programmation des vérifications, il y a une commission technique qui s’en charge et qui est en principe indépendante.
Toutefois, s’empressent de préciser nos interlocuteurs, le directeur général, par exemple, peut bien activer une mission de vérification. A ce niveau, il est bien entendu possible de noter quelques traitements discriminatoires. Qu’à cela ne tienne, le patron de Dmedia, lui, semble déjà prêt pour la bataille judiciaire.
Joint par téléphone, il se borne à déclarer : ‘’Nos avocats ont déclenché une procédure judiciaire pour l’annulation des titres. Plusieurs entreprises de presse ont bénéficié de la remise gracieuse à 100 % accordée par le président Macky Sall. Il ne faut pas non plus oublier l’exonération totale accordée jusqu’au 31 décembre.’’
Un éternel recommencement ! Par ailleurs, cette situation actuelle repose la question de la viabilité et du grand désordre qui règne dans le secteur de la presse. Selon le président du Cdeps, malgré les mesures importantes qui ont été prises par l’Etat, le secteur se porte très mal et cela ne date pas de la pandémie. ‘’En plus de la crise économique, souligne-t-il, il y a la crise sociale qui frappe les journalistes, techniciens et autres personnels. Dans certaines entreprises, les gens n’ont pas de contrats ; dans d’autres, les salaires ne sont pas réguliers ; dans d’autres, on peine à verser les cotisations sociales. Voilà des bombes à retardement que nous devons prendre à bras-le-corps pour sauver le secteur’’. Malgré la corruption, indique-t-il, le Sénégal a une presse qui, dans son ensemble, est républicaine et responsable. ‘’Nous avons tous intérêt à la sauvegarder. C’est cette presse qui a permis les alternances en 2000 et 2012. Elle a joué son rôle dans la lutte contre certaines épidémies comme Ebola et actuellement la Covid. Elle joue également un rôle essentiel dans la stabilité du pays. Si nous ne faisons pas attention, la presse risque de tomber dans les mains des lobbys politiques, religieux, économiques… On risque de sombrer dans les mêmes travers qu’en Guinée, en Côte d’Ivoire et ailleurs. Nous avons besoin de médias indépendants, de journalistes indépendants qui ne soient au service d’aucun groupe de pression’’. |
MOR AMAR