Le Tchad inquiet de la déstabilisation du Soudan
Alors que la rivalité entre les deux généraux qui revendiquent le pouvoir au Soudan a éclaté en combats meurtriers, le Tchad craint que le conflit ne déborde sur son territoire.
De tous les pays frontaliers du Soudan, le Tchad est certainement le plus averti du potentiel de déstabilisation de son voisin. Et vice-versa. A Khartoum comme à N’Djamena, personne n’a oublié qu’Idriss Déby, président de la république du Tchad de 1990 à 2021 et père de l’actuel chef de l’Etat, Mahamat Idriss Déby, était arrivé au pouvoir après une offensive déclenchée depuis le Soudan. Ni que deux des raids rebelles, en 2006 puis en 2008, qui ont fait trembler sa présidence, étaient eux aussi partis de l’Est.
Trois mois après la dernière attaque, le Tchad avait donné la réplique, en accroissant son soutien à la rébellion soudanaise du Mouvement pour la justice et l’égalité, dont la charge de pick-up était venue mourir dans les faubourgs d’Ondurman, la grande banlieue de Khartoum. Menacés dans leur existence par cette guerre par procuration, les deux régimes s’étaient ensuite résolus à apaiser leurs relations. Une force mixte composée de soldats soudanais et tchadiens a été créée en 2010 pour sécuriser leur frontière commune, avec un droit de poursuite de part et d’autre. Depuis, Idriss Déby est mort au combat et Omar Al Bachir a été renversé en 2019. Leurs successeurs respectifs se sont efforcés de ne pas raviver les haines du passé.
Face à un pouvoir bicéphale où n’a pas tardé à apparaître la rivalité entre le général Abdel Fattah Al-Bourhane, le patron de l’armée, et le chef milicien Mohammed Hamdan Daglo, plus connu sous son surnom de « Hemetti », à la tête des Forces de soutien rapide (FSR), le Tchad s’est employé, au moins un temps et en apparence, à maintenir un équilibre. Pour le président de transition comme pour son père, la confiscation par l’appareil sécuritaire soudanais de la révolte populaire qui mena en 2019 à la chute d’Omar Al-Bachir était déjà en soit une bonne nouvelle. Depuis, N’Djamena n’a cessé d’entretenir le lien avec Khartoum.
Médiation tchadienne
Avec le souci d’afficher une neutralité de façade, Mahamat Déby a ainsi reçu le général Al-Bourhane le 29 janvier, avant d’accorder une audience le lendemain à « Hemetti ». Dimanche, le chef de l’Etat tchadien a appelé les deux belligérants au calme depuis l’Arabie saoudite, où il effectue le pèlerinage de la Mecque. Le lendemain, son parti, le Mouvement patriotique du Salut, a sollicité « vivement » la médiation de Mahamat Déby, en vue d’amener les deux hommes « à des pourparlers fraternels qui pourraient se tenir à N’Djamena. »
Si les autorités tchadiennes ne prennent officiellement pas parti dans cette guerre des chefs, celles-ci penchent en réalité clairement d’un côté. « Nous sommes du côté de l’institution », dit pudiquement la source précédemment citée, comme pour ne pas trop marquer la préférence envers le général Al-Bourhane. « Le gouvernement garde le silence car la situation est encore incertaine, mais pour nous la prise du pouvoir par une force irrégulière dans laquelle se retrouvent beaucoup d’Arabes originaires de la frontière tchado-soudanaise serait une menace pour notre stabilité », détaille une autre source à la présidence tchadienne.
Le patron des FSR, héritières des milices janjawids qui terrorisèrent le Darfour, a en effet de solides entrées dans les arcanes du pouvoir tchadien et d’importants réseaux dans ce pays. Le chef d’état-major particulier de M. Déby, le général Bichara Issa Djadallah, est un cousin direct de « Hemetti », dont une partie des « parents » se retrouvent au Tchad.
L’officier tchadien, qui servit déjà Déby père, n’a jamais été pris en défaut de loyauté et a joué jusqu’ici les conciliateurs avec Khartoum. Néanmoins, au sein des autorités tchadiennes, la première crainte est qu’une victoire de « Hemetti » vienne renforcer un peu plus les ambitions au sein de l’importante communauté arabe tchadienne.
Un allié précieux
Comme au Soudan, celle-ci ne forme pas un bloc uni mais à N’Djamena, on redoute que le puissant chef milicien favorise l’ascension de son clan s’il venait à contrôler son pays. Au détriment des Zaghawa, qui constituent depuis plus de trente ans le cœur du pouvoir. « Le plus grand enjeu pour nous, c’est l’équation arabe. Beaucoup de nos frères ici sont avec lui et s’il venait à s’imposer, ils pensent qu’ils seront soutenus, armés », relate à cet effet un autre membre de l’appareil d’Etat.
Porté au pouvoir avec l’appui de la vieille garde d’Idriss Déby, Mahamat Déby est aujourd’hui le premier garant de la mainmise de la communauté Zaghawa sur l’appareil sécuritaire tchadien. Dans cette optique, le général Al-Bourhane, qui a rallié à lui d’ex-rebelles du Darfour venus de cette communauté, comme Minni Minnawi et Jibril Ibrahim, et s’emploie à contrôler l’ex-chef jenjawid Musa Hilal, issu de la tribu arabe des Mahamid, est un allié précieux. D’autant qu’« à la différence d’Hemetti, il n’a pas de famille au Tchad et devrait donc passer par des intermédiaires s’il veut avoir une influence sur place », ajoute un fin connaisseur des dynamiques entre les deux pays.
L’autre crainte formulée à N’Djamena est celle d’un repli d’« Hemetti » sur ses fiefs du Darfour s’il venait à perdre la bataille de Khartoum. « Il a les Wagner avec lui. Ils peuvent créer un foyer de déstabilisation avec le soutien de la Centrafrique », alerte le conseiller à la présidence précédemment cité. Au sein du pouvoir tchadien, la présence des paramilitaires russes au Soudan mais aussi en Libye et en Centrafrique, soit trois de ses six voisins, est un motif d’inquiétude régulièrement répété. Des craintes qui n’ont pu être que renforcées en janvier après que l’ambassade américaine à N’Djamena a partagé avec les services de renseignements locaux des informations sur la possible constitution d’une rébellion tchadienne dans le nord de la Centrafrique avec l’appui des mercenaires d’Evgueni Prigojine.
Lemonde