L’université, otage de la politique
Victimes collatérales de la crise politique, les étudiants de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, qui ne font plus cours depuis bientôt cinq mois, n’en peuvent plus d’être les agneaux du sacrifice. Face à la décision des autorités de prolonger la suspension jusqu’au 20 décembre, veille du démarrage de la précampagne électorale, les délégués sonnent la mobilisation et promettent de paralyser le système éducatif dans tout le pays.
1er juin 2023 - 23 octobre 2023. Voilà quatre mois et 22 jours que l’université Cheikh Anta Diop a fermé ses portes, à la suite des violences inouïes qui avaient éclaté à Dakar et un peu partout dans le pays et qui avaient occasionné des dégâts matériels énormes dans l’enceinte de l’université. Depuis, les étudiants ont été chassés du temple du savoir. Les examens et les cours sont suspendus, plongeant des milliers d’étudiants dans une situation de profonde inquiétude. N’en pouvant plus de cette longue attente, des étudiants de la faculté de Médecine ont voulu tenir, hier, un point de presse pour demander la reprise des enseignements. Mais la rencontre a été dispersée par la police.
Coordinateur des écoles et instituts de l’Ucad, Ibrahima Ndoye regrette : ‘’Ce qui se passe est inadmissible. Le 6 octobre, le conseil académique s’était réuni et avait acté la réouverture du campus pédagogique dans les meilleurs délais. Il restait au conseil d’administration, majoritairement composé d’agents du Coud, de décider de l’ouverture du campus social. À notre grande surprise, le directeur du Coud a demandé un délai de 60 jours pour effectuer des réparations et mettre en œuvre des réformes. Ce que nous jugeons anormal et irrespectueux. En près de cinq mois, ils avaient largement le temps de faire les réfections si telle est leur volonté. C’est du dilatoire et nous ne l’accepterons pas’’.
De l’avis du syndicaliste, c’est en réalité pour des raisons politiciennes que les autorités veuillent continuer de paralyser l’université. Quitte à sacrifier l’avenir de plus de 93 000 étudiants. Si la volonté des autorités se matérialise, l’Ucad n’ouvrira pas ses portes avant le 20 décembre. Ce sera déjà près de sept mois de fermeture pour la première université d’Afrique francophone.
Pour les étudiants, il est hors de question de se laisser faire. ‘’Nous avons décidé de paralyser le système éducatif sur l’ensemble du territoire national, de concert avec les autres universités et les présidents d’amicales locales. Il n’y a aucune raison valable qui doit empêcher la réouverture du campus social. Cette décision est incompréhensible et inacceptable’’, peste M. Ndoye, qui exige la reprise des activités pédagogiques.
La crainte d’une année invalide
En fait, la crainte de certains étudiants et des observateurs, c’est que ces deux mois deviennent une durée indéterminée, si l’on sait que dans deux mois, le 20 décembre, le pays sera déjà en plein dans la précampagne électorale, avec tous les risques de tensions qui pèsent sur l’organisation de la prochaine Présidentielle. Pour beaucoup, il faut reprendre au plus vite les cours pour échapper au spectre d’une année invalide. À propos de la crainte d’une session unique, le représentant des écoles et instituts estime que ce n’est pas encore d’actualité. ‘’On ne saurait parler de session de rattrapage, alors que les sessions normales ne sont pas terminées. Il faut donc acter la reprise des cours et arrêter ce calendrier politique qui est en train de gangréner le fonctionnement de l’université’’.
Au moment de la fermeture de l’université au 1er juin dernier, la plupart des départements de l’université n’avaient pas terminé leurs examens. Alors que certains établissements étaient bien en avance et avaient juste besoin de quelques semaines pour finir l’année, d’autres n’avaient même pas terminé les examens du premier semestre.
Pour Ibrahima Ndoye, il est donc urgent de reprendre pour ne pas courir le risque d’une année invalide. ‘’Nous ne voulons pas d’une année invalide. C’est pourquoi nous avons décidé de paralyser le système éducatif sur l’ensemble du territoire’’, fulmine le syndicaliste.
Joignant l’acte à la parole, les contestataires ont empêché les cours, hier, dans plusieurs établissements du pays. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été arrêtés à Diourbel.
Dans un communiqué publié à la suite d’une réunion tenue le 20 octobre, le Conseil d’administration du Coud, après examen des conditions de réouverture, déclare : ‘’À l'issue des discussions, le Conseil d’administration, dans sa majorité, a demandé à la direction du Coud, préalablement à toute réouverture, de prendre dans les meilleurs délais les mesures nécessaires pour mettre en place un dispositif capable d’assurer la sécurité des personnes, des biens et des infrastructures ; assainir sérieusement les conditions d’accès et d’hébergement des étudiants ; mettre en œuvre toute action nécessaire pour assurer la paix sociale au sein des campus sociaux de l’Ucad’’.
Le Conseil académique devrait statuer au plus tard le 31 octobre
Ce communiqué intervient à la suite des recommandations du Conseil académique qui s’est réuni le 6 octobre dernier. Il convient de souligner que le Conseil académique semblait plutôt miser sur une reprise des enseignements avec ou sans l’ouverture du campus social. C’est du moins ce que l’on est tenté de croire en parcourant le communiqué. Ci-après les décisions phares du conseil présidé par le recteur : ‘’Reprise en présentiel des enseignements dans les meilleurs délais ; les prestations du Coud restent suspendues jusqu’à nouvel ordre ; la tenue des discussions entre les établissements et les amicales jusqu’à mi-octobre pour bâtir des consensus forts nécessaires à un climat apaisé ; la poursuite en distanciel des activités de remédiation ou d’évaluation pour les établissements qui le souhaitent ; enfin, la convocation d’une séance élargie du Conseil académique au plus tard le 31 octobre pour fixer les modalités d’une reprise effective des activités pédagogiques en présentiel.’’ Une session qui risque ainsi de se tenir sous haute tension. La question qui se pose est de savoir si les cours peuvent reprendre sans l’ouverture du campus social, si l’on sait que beaucoup d’étudiants viennent de l’intérieur du pays et n’ont pas forcément d’attaches à Dakar.
L’université, otage de la politique
cette volonté des autorités de retarder la reprise des cours, se cache une peur bleue de raviver les flammes de la violence politique, dont l’université Cheikh Anta Diop constitue un épicentre.
D’ailleurs, il faut noter que cette question de la réouverture de l’université suscite un vif débat, notamment sur la toile. Si la plupart conviennent que les cours doivent reprendre, certains estiment qu’il faudrait en même temps bien adresser la question de la politisation de l’université. Pour le professeur Lat Soukabé Mbow, les autorités devraient informer les étudiants sur les calendriers de 2023 et de 2024. À ceux qui lui opposent les risques d’embrasement, il rétorque : ‘’Il y a à l'Ucad des étudiants qui véhiculent de la propagande, soit politique soit religieuse ; il en existe d'autres qui, loin de ces obédiences, s'occupent essentiellement de leurs études.’’ Cela dit, le professeur ne semble pas contre des états généraux de l’université pour se pencher notamment sur cette question de la politisation à outrance des universités. Mais à en croire son post, il faudrait attendre que la Présidentielle se fasse et que les nouvelles autorités prennent en charge cette lancinante question.
Le professeur réagissait ainsi aux propos de Pape Daouda Faye qui, lui, estime qu’on devrait assainir l’université en y bannissant les mouvements politiques. ‘’On ne peut pas faire des omelettes sans casser des œufs, a-t-il rappelé. Cet assainissement, loin d’être un dictat, devrait commencer par bannir les mouvements politiques au sein du campus. Il est temps que soit revu ce leadership des amicales, que les meilleurs étudiants ayant eu les meilleurs résultats soient choisis pour la représentation des étudiants. Et de là, je vois une source de motivation pour quiconque voudrait militer un jour dans une amicale universitaire...’’
MOR AMAR