Aly Ciré Ba, Ciré Aly Ba : tel père, tel fils
Les deux présidents de l’équivalent de la Cour suprême à leur époque, père et fils, ont eu entre leurs mains les ‘’destins présidentiels’’ d’opposants farouches et populaires face à la volonté de l’État de les éliminer politiquement.
L’histoire ne se reproduit jamais de la même manière, mais certaines histoires sont de véritables clins d’œil au passé. Entre le président de la Cour suprême, Ciré Aly Ba, et son père Aly Ciré Ba, président de la Cour de sûreté de l'État en 1988, l’inversion des prénoms se traduit par leur impact dans l’histoire politique du Sénégal.
Il y a 35 ans, le papa jugeait l’opposant le plus populaire du Sénégal d’alors, Abdoulaye Wade, dans un procès l’opposant à l’État, après l’élection présidentielle de 1988. Le 17 novembre 2023, le fils a entre ses mains le destin de la participation du plus grand opposant au régime, Ousmane Sonko, à la Présidentielle 2024, avec le recours introduit par l’agent judiciaire de l’État (AJE) contre l’ordonnance du président du tribunal de Ziguinchor pour la réinscription du leader de l’ex-Pastef sur les listes électorales.
Bien que les contextes soient différents, le destin de cette famille est hors du commun. Aly Ciré Ba et Ciré Aly Ba ont eu la possibilité de rendre inéligible à la magistrature suprême des candidats qui portent de grands espoirs d’une bonne partie de la population sénégalaise. Si Aly Ciré Ba n’a pas condamné le leader du Parti démocratique sénégalais (PDS) à une peine le privant de son éligibilité en 1988, son fils a rendez-vous avec les Sénégalais pour prendre une décision de justice qui restera dans les annales.
Des situations similaires, mais différentes
Contrairement à la situation en 2023, le procès ayant opposé l’État du Sénégal à Abdoulaye Wade en 1988 s’est tenu après la Présidentielle du 28 février. À l'issue du scrutin, l'opposition a porté des accusations de fraudes, des émeutes ont éclaté et l'état d'urgence a été proclamé sur l'étendue de la région de Dakar. Devant la Cour de sûreté de l’État, Me Abdoulaye Wade, chef du principal parti d'opposition, et de sept autres dirigeants ou sympathisants du PDS ont été accusés d'être à l'origine des violents incidents.
Le commissaire du gouvernement, Abdoulaye Niang, équivalent actuel de l’AJE, a soutenu au procès qu'un appel avait bien été lancé par le PDS pour manifester au lendemain des élections. C'est cette manifestation, dispersée par la police, qui aurait débouché sur une flambée de violence pendant quarante-huit heures dans les quartiers populaires de la capitale, selon l'accusation.
Quant aux accusés, ils se sont tenus à la ligne de défense selon laquelle le PDS avait annulé, dès le dimanche 28 février, le mot d'ordre de manifester donné pour le lendemain et qu'aucun fait matériel ne pouvait leur être imputé dans la responsabilité des incidents du 29 février.
Aly Ciré Ba, président de la Cour de sûreté de l'État, n’a pas suivi la réclamation de l’État pour une condamnation d’Abdoulaye Wade à cinq ans de prison ferme. Le chef de l'opposition d'alors fut condamné à un an avec sursis.
Dia père n’avait pas suivi la volonté du représentant de l’État
Trente-cinq ans après son père, le président de la Cour suprême s’apprête à juger un différend sur la déchéance électorale du leader de l’opposition sénégalaise dont le parti a déjà été dissous. Cette audience devrait se tenir quelques heures après le verdict de la Cour de Justice de la CEDEAO qui va se prononcer sur le même sujet, entre autres.
En beaucoup de points, les situations sociales autour des feuilletons judiciaires opposant l’État du Sénégal et son principal opposant entre 1988 et 2023 sont similaires. La période postélectorale de février 1988 a été marquée par des séries de casses et de heurts. Des voitures brûlées, des magasins saccagés, des stations d’essence en proie aux flammes, Me Abdoulaye Wade arrêté. Et d’après ‘’le Soleil’’ du vendredi 4 mars 1988, plus de 200 personnes ont été interpellées à l’État-major de la gendarmerie.
Cette description rappelle étrangement les heurts qu’a vécus le Sénégal en mars 2021 et juin 2023 (parmi les plus violentes de son histoire), avec une soixantaine de morts dénombrées.
Depuis, Ousmane Sonko a été arrêté le 28 juillet 2023, son parti dissous, son nom retiré des listes électorales. Malgré une décision de justice, l’administration ne l’a toujours pas réintégré, alors que le recours de l’AJE contre l’ordonnance du tribunal d’instance de Ziguinchor n’est pas suspensif, selon des experts.
Une audience très attendue
C’est dans ce contexte que la décision du juge Ciré Aly Ba est attendue. Car du côté de la défense, l’on évoque même des signes spirituels. En effet, ‘’ce 17 novembre le soleil se lèvera à Abuja et se couchera à Dakar ; 17, comme les rakaas obligatoires de nos cinq prières ; 17, comme les mots du muezzin appelant aux cinq prières ; 17, le code du 34. Ce 17, premier des sept derniers vendredis de 2023...’’, remarque Cheikh Khoureychi Ba, membre du collectif des avocats d’Ousmane Sonko.
Présent en mai dernier, à l’ouverture officielle de la 3e édition d’une session spéciale de formation sur la justice et l’État de droit, le président Ciré Aly Bâ rappelait la nécessité de ‘’revisiter l’arsenal répressif’’ pour ‘’mieux concilier l’impératif de sécurité avec les exigences d’une défense pleine et entière, soucieuse de garantir les principes sacro-saints de la présomption d’innocence et du procès équitable’’.
Peu importe sa décision à l'issue de l’audience du 17 novembre 2023, elle sera sujette à interprétation et diversement appréciée. Mais de père à fils, les destins peuvent différer.
Lamine Diouf