Publié le 26 Dec 2023 - 00:20
RÉFORMES RELATIVES AUX DÉTENTIONS PROVISOIRES

La charrue avant les bœufs

Alors que les personnels sont jugés largement insuffisants pour gérer la charge de travail actuel, la tutelle engage une vaste réforme qui requiert encore plus de travail.

C’est l’un des tout premiers chantiers d’Aissata Tall Sall à la tête du ministère de la Justice. À peine a-t-elle pris ses marques, la ministre, avocate de formation, a pris à bras le corps la question des longues détentions provisoires. Présidant, hier à Diamniadio, la Conférence nationale des chefs de parquet placée sous le thème ‘’Réduction des délais en matière de détention provisoire et mise en œuvre du Pool judiciaire financier’’, elle déclare : ‘’La question de la détention provisoire est pour nous un défi permanent auquel nous devons constamment nous pencher, non seulement pour le bien de la justice, mais aussi pour la préservation de l’attachement de notre pays à la dignité humaine et aux droits fondamentaux de la personne. Il s’avère, dès lors, impératif de trouver les mécanismes appropriés, afin que la détention provisoire soit toujours justifiée.’’

De l’avis de la ministre, la détention provisoire ne doit pas donner l’air d’une peine anticipée, encore moins une entorse à la présomption d’innocence. ‘’La recherche de la vérité ne saurait entraver la présomption d’innocence’’, a-t-elle clamé. Avant d’affirmer à l’intention des magistrats venus participer à la conférence : ‘’Il me plait de vous annoncer, face à cette épineuse problématique, que mon département, par le biais de la Direction des Affaires criminelles et des grâces, a élaboré un avant-projet de loi, dont le but est d’encadrer la détention provisoire et le temps de l’information judiciaire qui, souvent, prend un temps long que nous pouvons réduire.’’

Chargé de présenter l’avant-projet de loi, le directeur des Affaires criminelles et des grâces est revenu sur les différents contours du texte en élaboration au niveau des services du ministère. A l’en croire, l’un des objectifs principaux, c’est la consolidation du principe de la liberté. ‘’Jusque-là, ce principe, nous l’affirmons, mais nous ne l’avons pas dans nos textes. Avec cette modification, nous allons le consacrer dans les textes, en affirmant que toute personne poursuivie demeure libre. Cela va figurer dans le Code de procédure pénale. C’est extrêmement important’’, a affirmé le juge Yakham Lèye.

Limitation de la détention provisoire en matière criminelle

Le ministère ne s’est pas limité en si bon chemin. C’est effectivement une batterie de mesures qui sera proposée pour rendre au principe de la liberté toute sa substance.
En effet, la tutelle, selon le directeur des Affaires criminelles, a identifié toutes les niches de détentions provisoires non justifiées. Dans ce cadre, énumère-t-il, il y a : la durée pendant laquelle le juge d’instruction doit attendre après avoir communiqué sa procédure en règlement définitif au procureur de la République. ‘’Maintenant, nous l’avons encadré. Au terme de ce délai, si le procureur ne retourne pas le dossier au juge d’instruction, il pourra continuer la procédure’’, a précisé M. Lèye. Aussi, en matière de flagrant délit, le législateur veut mettre un terme aux détentions à durée indéterminée, mieux encadrer les délais d’enrôlement des dossiers sous peine de libération d’office la précision des effets du renvoi sur le mandat de dépôt…
En résumé, si le projet aboutit, explique Yakam Lèye, ‘’comme je l’ai dit, la liberté est le principe et cela est consacré par le texte. À titre exceptionnel, seulement quand c’est nécessaire, on pourra recourir au contrôle judiciaire ou à l’assignation à résidence sous surveillance électronique ou à la liberté avec cautionnement. Seulement, si aucune de ces mesures n’est pas adaptée, on pourra envisager la détention provisoire. Cela va être clairement affirmé dans le CPP’’.

Mais, à n’en pas douter, l’une des mesures qui a le plus retenu l’attention, c’est celle qui porte sur les détentions provisoires en matière criminelle. Jusque-là, il n’y avait aucune limite sur cette question. Désormais, le projet veut le fixer à deux ans maximum. Un délai qui peut être prolongé de six mois sur autorisation de la chambre d’accusation.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette disposition, plus que toutes les autres, va se heurter à une montagne d’obstacles. Déjà, c’est le premier président de la Cour suprême qui met en garde. Tout en saluant la volonté affichée de réformer et de faire bouger les lignes, il affirme : ‘’Je crois qu’il faut être un peu plus prudent, faire un peu dans la circonspection, parce que pour certains crimes odieux, la remise en liberté parfois prématurée peut être pernicieuse pour la société et troubler gravement l’ordre public.’’

Ciré Aly Ba, premier président de la Cour suprême : ‘’Il ne faut pas verser dans le mimétisme consistant à plaquer des règles qui ne sont pas adaptées…’’

Selon le président Ciré Aly Ba, il faut intégrer que tous les retards ne sont pas imputables au juge, ni au procureur. ‘’Parfois, c’est des affaires complexes, des rapports d’expertise qui se font attendre. Justice avec célérité, mais pas justice bâclée. Il faudrait laisser une porte à la chambre d’accusation pour certains cas exceptionnels, pour qu’on puisse voir si les nécessités de l’instruction ne militent pas en faveur de plus de flexibilité’’, a mis en garde le patron de la Cour suprême qui invite à ne pas ‘’verser dans le mimétisme consistant à plaquer dans une société des règles qui ne correspondent pas totalement à ses réalités sociologiques et culturelles’’.

Médiateur de la République, le magistrat Demba Kandji ne dit pas le contraire. Pour lui, il ne sert à rien de dire au bout de deux ans que l’accusé sera libéré. ‘’Quid du sort du dossier une fois devant la juridiction de jugement ?’’, s’interroge-t-il avant d’ajouter : ‘’Une instruction bâclée est très dangereuse pour la société. Parce qu’elle remet en liberté des gens qui devraient être en prison. Les annulations de procédure sont là pour nous le rappeler…’’

Ousmane Kane, ancien premier président de la Cour d’appel de Kaolack : ‘’Avec quel personnel on va mener ces réformes… ?’’

Embouchant la même trompette, l’ancien premier président de la Cour d’appel de Kaolack, le juge Ousmane Kane, en rajoute une couche et prédit : ‘’Il y a 40 ans, je démarrais à Dakar le sixième cabinet. Aujourd’hui, nous sommes à dix cabinets, pour combien de contentieux ? Je me pose alors la question de savoir avec quels magistrats on va mettre en œuvre cette réforme ? Avec quel personnel ? Ce personnel qui est là est extrêmement insuffisant pour remplir le rôle que l’on attend de lui. Et aujourd’hui, on va en ajouter autant. Comment ça va se faire ?’’, questionne le haut magistrat qui ne manque pas de souligner que tous les retards ne dépendent pas que des magistrats instructeurs. ‘’Madame le Garde des Sceaux, insiste-t-il, le juge d’instruction est un juge dépendant. Il dépend du policier ; il dépend du gendarme ; il dépend des expertises… C’est bien beau de protester contre les longues détentions, mais essayons de voir quelle est véritablement l’origine de ces longues détentions, qu’est-ce qui bloque les cabinets d’instruction ? Moi, à Kaolack, quand on commençait,  il y avait quatre juges d’instruction. Aujourd’hui, il y en a que deux. Chaque cabinet a 400 dossiers. Comment un juge peut-il gérer autant de dossiers ? Ce n’est pas possible’’.
 
POOL JUDICIAIRE FINANCIER

"L’équation du choix des magistrats et de la surcharge  
Outre la détention provisoire, la conférence nationale a été aussi été une occasion de poser le débat de la mise en œuvre du Pool judiciaire financier qui fait également l’objet de nombreuses appréhensions. Alors que certains magistrats estiment qu’on l’a surchargé en lui confiant des dossiers qui auraient pu être pris en charge par les juridictions de droit commun, d’autres, comme le procureur général près la Cour suprême, invite à bien choisir ceux qui devront y siéger. ‘’Dans le cadre de la nomination des juges qui vont être affectés au niveau de ce pool financier, je crois qu’il doit y avoir des critères objectifs sur lesquels on va se baser pour les choisir et qu’il y ait une possibilité de les changer. Il ne faudrait pas y nommer des gens qui vont y rester sur de longues durées’’ requiert le parquetier en chef.

Cela dit, l’essentiel des intervenants a salué cette réforme qui va dans le sens d’une prise en charge plus efficace des crimes financiers complexes avec une plus grande spécialisation des magistrats."
 
 
 
DEMBA KANDJI SUR LA SOLITUDE DU JUGE D’INSTRUCTION

‘’Cette méchanceté gratuite sur les réseaux sociaux’’

"Dans un monde en pleine mutation, le médiateur, par ailleurs ancien premier président de la Cour d’appel, a insisté sur la nécessité de repenser le fonctionnement des cabinets d’instruction. Pour lui, les juges d’instruction sont trop seuls et il faut travailler à les rendre moins seuls. ‘’Ce qui me rassure, ce qui rassure le citoyen, c’est cette réforme qui tend à mettre en place un pool de juges d’instruction... Le pool devrait être mis en place au niveau des juridictions même de droit commun pour rompre cette solitude du juge d’instruction, des juges qui sont de plus en plus jeunes. C’est presque la fonction avec laquelle nous commençons ; ils commencent la carrière.
De l’avis de l’éminent magistrat, confier les dossiers à au moins deux juges peut aider à éviter certaines situations d’extrême exposition des juges qui peuvent les pousser à l’aventure. ‘’C’est d’autant plus difficile que nous sommes dans un monde où ceux qui décident le font avec une main de plus en plus tremblotante, à cause notamment des attaques injustifiées, de cette méchanceté gratuite sur les réseaux sociaux… Je pense qu’on gagnerait à mettre les juges dans des pools afin de leur permettre de travailler plus sereinement’’, plaide Demba Kandji qui se souvient de l’affaire du juge Lambert ; un juge d’instruction français qui s’était donné la mort dans les années 1980 à cause de la pression de l’opinion publique. Monsieur Kandji : ‘’Moi, je me souviens toujours, dans mes jeunes années, du juge Lambert qui, accablé par l’opinion publique, a fini par se tuer. La solitude du juge d’instruction fragilise l’instruction. Je pense que l’on gagnerait à confier des dossiers à deux juges. Cela nous prémunirait de certaines aventures que nous avons connues. Je n’en dirai pas plus.’’

MOR AMAR

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