‘’Les religieux doivent réagir dans ces moments de troubles’’
Mouhameth Galaye Ndiaye, directeur de l’institut Al-Mihrab à Bruxelles, est revenu sur le report de l’élection présidentielle au Sénégal, prévue le 25 février 2024. L’imam de la capitale belge interpelle les chefs religieux à adopter une posture beaucoup plus ferme à l’endroit du régime. Sans langue de bois, il appelle à une mobilisation nationale pour freiner ce qu’il considère comme une dictature rampante du régime de Macky Sall. Ce natif de Thiaroye est l’auteur de plusieurs ouvrages et signataire de plusieurs tribunes pour un renforcement de la démocratie au Sénégal.
Le lundi 5 février 2024, l'Assemblée nationale sénégalaise a adopté, sans débat, la proposition de loi du report de l'élection présidentielle, initialement prévue le 25 février, au 15 décembre 2024. Quelle est votre réaction face à ce projet de loi que beaucoup qualifient de coup d'État constitutionnel ?
Effectivement, on peut dire qu’on est en présence d’un coup d'État institutionnel. Mais ce report ou annulation ne me surprend guère, au regard des circonstances et des actes antidémocratiques posés par Macky Sall depuis qu'il est arrivé au pouvoir.
Beaucoup de Sénégalais ont constaté que les règles primaires de la démocratie sont bafouées quotidiennement avec une panoplie de scandales pratiquement dans tous les secteurs. Une mauvaise gestion des ressources humaines et une régression des libertés individuelles et collectives.
Par ailleurs, il a multiplié les actes de népotisme, un clanisme flagrant. Il a toujours mis en avant l’intérêt de sa famille et de son entourage proche au détriment de l’intérêt de la nation.
Je rappelle que malgré les deux soulèvements populaires qui ont eu lieu sous son magistère, il a continué à faire de mauvais choix. Il a atteint le comble avec cette dernière forfaiture illégale et illégitime.
Pourquoi dites-vous que vous n'êtes pas surpris par ces événements : report de l’élection présidentielle ?
J’ai toujours alerté ! J’ai écrit beaucoup de contributions allant dans ce sens. Malheureusement, la plupart sont en arabe. Je n’ai jamais attendu que la situation politique ou sociale dégénère pour m’exprimer.
En tant que chercheur et observateur averti, quelle réponse devront apporter les Sénégalais pour mettre fin à ce que beaucoup qualifient comme une violation de leur droit.
Il faut des manifestations à l’échelle nationale en impliquant toutes les couches de la société et toutes les catégories socioprofessionnelles pour libérer les citoyens de ce joug. Des rassemblements pacifiques pendant plusieurs jours pour faire fléchir le régime. Je pense que c’est un moyen de pression efficace pour le (Macky Sall) faire partir du pouvoir.
Sur les réseaux sociaux, beaucoup de Sénégalais ont fustigé le mutisme de certains chefs religieux qui n’ont pas réagi publiquement. Alors que l’église, par le biais de l’archevêque de Dakar, Mgr Benjamin Ndiaye, et la Ligue des imams et prédicateurs du Sénégal (Lips) désapprouvent le report de la Présidentielle. Qu’en pensez-vous ?
On dirait une entente tacite entre le régime et certains chefs religieux. C’est à la limite un complot. Ce qui m’indigne, c’est que, chaque fois que l'opposition est dans une position de force, les chefs religieux réagissent pour apaiser les tensions. Et quand le contraire se produit, ils restent aphones. C’est inquiétant.
Ce mutisme ne peut pas se justifier. Ils doivent réagir dans ces moments de troubles. Nous avons besoin de leur parole, de leur sermon…
Quelles réponses devraient-ils (chefs religieux) apporter pour mettre fin à cette crise ?
Les autres communautés religieuses devraient faire comme l’église. C’est-à-dire dénoncer sans équivoque les dérives autoritaires de ce régime. Le Coran et la tradition prophétique de la religion musulmane nous exigent de dénoncer l’injustice. Il y a plusieurs exemples que l’on peut citer dans le livre sacré et les hadiths. Mais malheureusement, on les entend peu et c’est dommage !
Vous en concluez donc que certains chefs religieux et une partie de la communauté musulmane ont failli à leur mission de stabiliser le pays ?
Hum ! Je ne dirai pas cela. Mais il est important qu’ils (chefs religieux) sachent qu’il y a une nécessité de communiquer avec les administrateurs et les administrés pour ne pas perdre leur légitimité et leur lustre d’antan. Ils doivent continuer à jouer ce rôle de régulateur social comme ils l’ont fait dans le passé.
Quel rapport doit-il y avoir entre les chefs religieux et les représentants de l’État ?
Un rapport normal qui doit déboucher sur l’intérêt de la nation. Sans calcul ni connivence. Des relations sincères et responsables basées sur une confiance mutuelle.
Les chefs religieux sont des porteurs de voix très écoutés. Ils ont intérêt à utiliser ce potentiel pour prévenir ou résoudre les conflits sociaux ou politiques, surtout dans de pareilles circonstances. C’est leur rôle.
Cependant, depuis cinq ou six ans, le peuple ne sait plus à quel saint se vouer. Ils sont laissés à eux-mêmes. Il faut rapidement remédier à ce gap pour reconnecter ces entités sociales.
Vous êtes aussi membre de la société civile consignateur de beaucoup de tribunes. Pensez-vous qu'aujourd'hui, il nécessite des réformes radicales en matière de démocratie au Sénégal pour éviter de telle crise ?
L’un de nos problèmes majeurs en Afrique, c’est la démocratie copiée à l’Occident qui n’est pas taillée sur mesure. Elle ne répond pas totalement à nos valeurs et cultures. Nous avons les effets de ce mimétisme au Sénégal et ailleurs. La cause, c’est en partie une constitution et des lois qui ont été importées d'ailleurs.
Hier (lundi 5 février), il était quasi impossible pour un Sénégalais lambda de comprendre les manœuvres des députés à l’Assemblée nationale. Ces tactiques et coups bas ne s’apparentent pas aux valeurs des Sénégalais. Un désordre inqualifiable.
Il (Macky Sall) a terminé ses deux mandats et doit partir au lieu d’instrumentaliser la loi pour se maintenir. C’est sidérant !
Il (Macky Sall) devrait quitter le pouvoir après les élections du 15 décembre 2024, mais il a appelé au dialogue. Que conseillez-vous aux membres de la société civile et à l’opposition ?
(Rires)… Un dialogue pour faire quoi ? Combien de fois l'opposition a répondu à son appel et le résultat escompté n’a pas été appliqué ! Aucun dialogue n’a porté ses fruits. Macky Sall n’est pas un homme de parole, il ne respecte ni ses adversaires encore moins ses collaborateurs.
Ceux qui ont participé au dernier dialogue national sont en train de fustiger ses méthodes peu orthodoxes (report des élections). C’est une perte de temps de dialoguer avec lui, comme l’avait suggéré Ousmane Sonko. Seul le rapport de force peut le contraindre à reculer. Il ne cédera jamais au pouvoir tant que les gens restent passifs. Son seul génie, c’est de manipuler les institutions, la police, la gendarmerie, la justice pour se maintenir à la tête du pays.
Vous êtes imam de la grande mosquée de Bruxelles depuis 2010 et vous êtes en contact avec la communauté sénégalaise. Quel regard ont-ils sur leurs dirigeants politiques et chefs religieux ?
La plupart des compatriotes sont profondément blessés dans leur chair. Ils sont très inquiets par rapport à la situation du pays qui était une vitrine de la démocratie de la sous-région. On en était fiers de cet emblème. On s’enorgueillit de cette métaphore.
Une compatriote m’a raconté qu’elle avait même honte d’aller au travail de peur d’être agacée par des questions gênantes. Ses collègues belges l’interpellaient sur le report des élections et les manifestations réprimées. C’est la honte ! Le monde entier nous regarde.
Amadou Camara GUEYE