‘’La pauvreté s’installe parce qu’on perd progressivement notre activité économique’’
À travers son film documentaire ‘’Lébou’’, la réalisatrice Ndèye Soukeyna Diop dresse le portrait d’une communauté dont la pratique culturelle et cultuelle risque de disparaître. Tout en soulignant la dualité entre tradition et modernité dans la préservation de son identité culturelle, elle y montre notamment comment les populations de Bargny sont confrontées aux défis environnementaux et du changement climatique. Dans le cadre du festival international du film documentaire de Saint-Louis (Stlouis’Docs), le film ‘’Lébou’’ a été projeté en plein air, dans cette ville du Nord qui est pratiquement confrontée aux mêmes réalités. Entretien avec Ndèye Soukeyna Diop qui a fait ses études à l'UFR-LSH (Lettres et science humaines) où elle a soutenu son mémoire de Maîtrise sur la poésie de Senghor.
De la littérature, vous êtes arrivée au cinéma avec votre film ‘’Lébou’’. Parlez-nous du processus de création de ce dernier qui vous a pris 10 ans ?
Même quand je faisais de la littérature, je sentais ce besoin de raconter quelque chose. Donc, quand j’ai vu le Master de cinéma documentaire, j’ai saisi l’occasion. J’ai dit : soit écrivaine soit cinéaste. Je n’ai pas hésité à postuler. Et par chance, j’ai été sélectionnée. Au cours du Master, il fallait développer un projet de film. La première idée que j’ai eue, c’est de filmer la mer, la pêche et les activités économiques des Lébous, la communauté dont je fais partie. Il n'empêche, j’ai fait beaucoup de résidences d’écriture à Saint-Louis et au Maroc, qui m’ont permis de développer le côté artistique, mais aussi le contenu du film et j’en suis arrivée à ce long métrage.
Il s’agit d’un regard intérieur. Quelles difficultés avez-vous rencontrées durant le processus de création ?
Oui, c’est plus un regard de l'intérieur parce qu’il s’agit de ma communauté. J’ai des inquiétudes pour la survie de cette communauté dans le futur. Il fallait que je filme malgré les difficultés qui se sont présentées à moi. Ce n’était pas facile de revenir, après quelques années d’études universitaires, avec sa caméra pour filmer. Pour y arriver, il fallait que j’établisse la confiance entre les populations et moi. Il fallait aussi que je reprenne ma place après cette absence.
Vous avez très tôt senti le désir de filmer la mer et de ce qui se passe autour d’elle. Quel a été l'élément déclencheur ?
C’est cette fierté, cette appartenance que je tenais coute que coute à défendre. Pour moi, me prendre mon identité culturelle léboue, c’est me tuer socialement, culturellement. Et je ne souhaite pas ça. J’aimerais que les Lébous continuent de rester lébous, malgré les changements dus aux problèmes environnementaux, la technologie, etc. Je veux vraiment que l’on conserve cette communauté dans tout son sens et son ensemble.
Quelles sont vos inquiétudes sur le plan social ?
Il y a ce bon vouloir de vivre ensemble, cette complicité entre ces populations qu’il faut conserver. Le Lébou est toujours attaché à l’autre, même s’il y a la distance. Par exemple, nous qui sommes allés ailleurs, quels que soient les cas, on revient se ressourcer…
Les industries ne veulent pas arrêter de s’installer à Bargny malgré les luttes, les dénonciations. La pauvreté s’installe parce qu’on perd progressivement notre activité économique. Avec la pauvreté, cet esprit d’entraide, de communauté, est en train de s’affaiblir. Parce que pour penser à son frère et à sa sœur, il va falloir avant tout régler ses propres problèmes.
Parlez-nous de la dualité qui existe entre les femmes transformatrices et la centrale à charbon ?
La centrale à charbon est devenue voisine de ces femmes transformatrices de produits halieutiques (une association de mille femmes). C’est une lutte de tous les jours. Elles sont aidées par certains Bargnois et des ONG qui luttent contre la centrale à charbon, alors que les populations vivent au quotidien les conséquences de l’installation de la centrale.
Comment est-ce que cette centrale à charbon menace l’activité économique ?
Elle pollue la zone. Donc, les femmes transformatrices sont exposées à respirer les poussières de charbon. Celles-ci noircissent même les poissons séchés étalés par les femmes. Auparavant, on pouvait en prendre et en consommer directement, mais actuellement on n’ose pas. Parce qu’on ne connaît pas l'impact que cela peut avoir sur la santé.
Comment avez-vous intégré l’aspect mystique dans ce film ?
J’ai tourné deux fois. La première fois, c’était juste les idées de l’écriture : Bargny menacée d’un côté par l’avancée de la mer et d’un autre par la Sococim.
Pour le côté mystique, je voulais juste l’intégrer pour faire le rapprochement entre l’origine des Lébous et leur pratique cultuelle. Mais au cours de cette réalisation, je suis tombée malade. Et j’ai eu des difficultés à faire le film. Quand j’ai dû faire des pratiques mystiques et qu’on m’a fait la remarque que c’est en rapport avec les génies, j’ai décidé d’intégrer ça dans le film. Parce que c’était ma réalité par rapport au film.
Était-ce un risque ?
Ce n’était pas un risque. Je n’avais pas le choix. J’étais malade, il fallait que je m’accroche à quelque chose pour rester en vie. Je ne regrette pas, parce que je me suis rendu compte qu'au cours du montage, que peut-être que j’avais tourné, mais je ne savais pas comment structurer mon film, comment arriver d’un bout à un autre. Je pense que ce sont les difficultés que j’ai rencontrées, les occasions de dernière minute que j’ai intégrées dans le film qui m'ont permis d’en assurer la structure.
Mais il y avait une ligne à ne pas dépasser…
La prêtresse me dit : ‘’Filme tout ce que tu veux, sauf le sang. Si tu le fais et que tu le montres, tu dois en assumer les conséquences.’’ Comme j’étais malade et que j’avais commencé à me sentir mieux, je me suis dit que je ne vais pas prendre ce risque. On l’a filmé, mais je ne l’ai pas utilisé. Et je n’avais pas à tout exposer.
Avec ce film, avez-vous des espoirs par rapport aux défis auxquels les populations sont confrontées ?
Malgré tous mes efforts de vouloir dénoncer, malgré les efforts des différentes associations qui sont à Bargny pour lutter contre les changements climatiques et les problèmes environnementaux, je sais que ça ne va pas être facile. J’ose même dire que cela ne va pas aboutir. Il y a la modernité, l’industrie, la technologie, etc. Avec toutes les menaces, je ne sais pas comment on pourra les arrêter.
Qu’en est-il de la Sococim ?
Elle est là depuis plus de 70 ans. On a tellement subi qu’eux-mêmes doivent s’arrêter un jour pour dire qu’on a assez fait’’ et partir.
Dans votre prochain film, allez-vous parler de la République léboue qui montre que la politique n’est pas une invention étrangère ?
J’ai un peu broché cette République léboue. On a des autorités coutumières, de Grands Serignes, les Jaarafs, etc. Le Grand Serigne a une place importante dans la société sénégalaise, reconnue par tout le monde. Ne voient-ils pas les problèmes que nous vivons ? Pourquoi ils ne font rien ?...
Comptez-vous parler de l'historique de la communauté léboue ?
Je l’ai filmée. Mais j’ai dû la laisser pour pouvoir rester dans un bon timing. Il s’agit de l’historique de toute la communauté léboue qui, avec la modernité et la venue des uns et des autres, a perdu progressivement Dakar, surtout politiquement. Les différents régimes ont fait, à tour de rôle, des choses qui font que les Lébous perdent leurs territoires. Le fait de demander aux non-inscrits de réclamer leurs terrains, sinon de les perdre était une manière de prendre leurs terres…
Pour le moment, je me demande si je dois être dans histoire ou tout simplement filmer la réalité.
Comment avez-vous fait la rencontre avec Sébastien Tendeng d’Impluvium production, votre producteur ?
Il a fait le Master. Et on s’est connu à travers les résidences d’écriture. C’est un Diola conscient de cet attachement à sa communauté et le désir que ça reste intact. Il est là depuis plus de 10 ans sans lâcher le projet.
Quel est votre avis sur le cinéma sénégalais ?
Je donne l’exemple de mon film qui a été tourné et monté ici. Dans le passé, il fallait aller en Europe pendant au moins trois mois pour monter son film. Donc, ça m’a fait énormément plaisir d’avoir monté mon film au centre Yennenga et de constater qu’on n’a plus besoin de voyager pour faire nos films. Et la postproduction peut être faite au Sénégal.
BABACAR SY SEYE