Publié le 21 May 2024 - 09:43
MAURITANIE, MAROC, TUNISIE

Le calvaire des migrants expulsés dans le désert

 

Les journalistes des médias à but non lucratif ‘’Lighthouse Reports’’, de huit médias internationaux auxquels a été associée la rédaction d’’’EnQuête’’ ont publié une enquête sur les conditions d’arrestation et d’expulsion de migrants en Mauritanie, au Maroc et en Tunisie.

 

C'est un petit Van qui arpente les quartiers peuplés d’immigrés, comme le Cinquième, à l’ouest de la capitale de la Mauritanie Nouakchott. Ou parfois les allers bondés du port de Nouakchott avant de revenir s’échouer à deux pas du palais présidentiel. À son bord, des policiers mauritaniens chargés d’arrêter des migrants en situation irrégulière. Sur les réseaux sociaux, on se prévient de son passage. Les téléphones vibrent quand on l’aperçoit. “Sur Whatsapp, on se prévient de son passage”, explique Ibrahima*, 21 ans, originaire de Kayes au Mali. Le jeune homme a été arrêté en avril 2021, alors qu’il rentrait du travail en taxi. “Je fais attention aux barrages de police, désormais”.

Car l’issue est connue de tous. Depuis 15 ans, associations de défense des Droits de l’homme, journalistes et migrants racontent comment des hommes, des femmes et des enfants sont renvoyés quotidiennement, depuis Nouakchott, jusqu’aux frontières sénégalaises et maliennes, au terme d’arrestations souvent arbitraires, parfois abusives. Souvent sans pouvoir prévenir leurs proches ou prendre leurs affaires. “C’est ma langue qui m’a identifié. Je ne parlais pas le hassaniya”, se lamente Samba*, 32 ans, sénégalais refoulé à quatre reprises vers le Sénégal depuis son arrivée en Mauritanie en 2016. “Même en caleçon, on va te refouler”, ironise de son côté Sady, refoulé deux fois entre 2019 et 2021, “Le bus s’arrête, les policiers rentrent dans les boutiques. On te demande : 'T’es étranger ?’ C’est la première chose que l’on te demande’’. Le but ? En partie répondre à la demande croissante des États de l’Union européenne de contrôler les flux migratoires en provenance d’Afrique de l’Ouest à destination des côtes espagnoles et plus particulièrement des îles Canaries. Et mieux maîtriser le nombre de migrants en situation irrégulière sur le territoire. ‘’Des expulsions vers le Sénégal et le Mali, sur des bases raciales, ont eu lieu entre 1989 et 1991, souligne Hassan Ould Moctar, chercheur en études du développement, spécialiste des questions migratoires, mais les demandes répétées des Européens d’aller sur le terrain de la migration ont réactivé cette dynamique”.

L’intérêt des Européens pour la Mauritanie, pays de transit et d’émigration pour les Africains de l’Ouest, ne date pas d’hier. Dès 2006, le gouvernement espagnol signait un accord qui prévoyait la possibilité pour la Couronne de renvoyer vers la Mauritanie les migrants, peu importe leur nationalité. Une collaboration qui prévoit aujourd’hui des ‘’échanges d’informations dans le domaine de la lutte contre l’immigration clandestine’’, assure de son côté le porte-parole du gouvernement mauritanien Nani Ould Chrougha.

Près de 20 ans plus tard, le 8 février 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, annonçait une enveloppe de 210 millions d’euros à destination de Nouakchott, dont une partie sera dédiée à “la gestion des frontières, les retours et l'assistance aux réfugiés”.

Depuis 2015, le pays a déjà reçu 82 millions d’euros en provenance de l’Union européenne, d’après un décompte réalisé par ‘’EnQuête’’ en collaboration avec un consortium de médias internationaux.

La Mauritanie n’est pas le seul pays dans cette situation. Le 13 juillet 2023, c’est une enveloppe de plus d’un milliard d’euros, dont une partie pour la migration, qui était allouée à la Tunisie. Cinq cents millions au Maroc l’année précédente.

Au terme d’une enquête de près d’un an, les journalistes des médias à but non lucratif ‘’Lighthouse Reports’’, de huit médias internationaux auxquels a été associée la rédaction d’’’EnQuête’’, révèlent les coulisses de cette machine à expulser des sans-papiers hors du territoire mauritanien ainsi que ses liens avec des financements européens.

C’est aussi une dynamique régionale que nous mettons au jour. En Tunisie et au Maroc, des policiers au volant, de pick-up, de 4x4 ou de vans sillonnent aussi les grandes villes à la recherche de migrants pour les expulser, avec des conséquences parfois funestes. Depuis juin 2023, près d’une trentaine de demandeurs d’asile ont péri aux frontières tunisiennes. Tous avaient été abandonnés en plein désert.  

Contactée par nos soins, la Commission européenne n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

MAURITANIE

En Mauritanie, nous avons pu interviewer neuf migrants de nationalités différentes, qui racontent avoir été abandonnés à Gogui, à la frontière malienne, à plusieurs milliers de kilomètres de Nouakchott, après avoir été arrêtés par la police mauritanienne. Le tout sans aucune assistance.  La plupart ont rebroussé chemin quelques jours après leur expulsion.

L’année dernière, au moins 300 migrants ont été renvoyés à la frontière avec le Mali, d’après une note du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) que nous avons pu obtenir. Certains d’entre eux affirment avoir été arrêtés par des patrouilles mixtes composées de policiers espagnols et mauritaniens.

Le HCR, de son côté, reconnaît avoir connaissance de cas de “refoulement” de réfugiés de la part des autorités mauritaniennes et être “engagé, avec d'autres partenaires des Nations Unies, dans des efforts de plaidoyer auprès des autorités mauritaniennes pour mettre fin à ces pratiques”.

Dix migrants que nous avons pu interroger ont quant à eux été renvoyés à la frontière sénégalaise, notamment au niveau du poste-frontière de Rosso. “Les policiers frappent les gens. Ils violentent les migrants aussi verbalement. Nous ne sommes pas dans des conditions humaines”, assure Samba, qui a depuis obtenu des papiers de séjour en Mauritanie. Pour le porte-parole du gouvernement mauritanien, Nani Ould Chrougha, le procédé concernant des migrants en situation irrégulière est conforme à la loi mauritanienne et serait fait également en accord avec la réglementation internationale, ''en assurant une prise en charge totale [des migrants, NDLR] (nourriture, soins de santé, transport)”. Ce dernier nie que les autorités mauritaniennes visent certaines “zones ou quartiers spécifiques” ainsi que les violences.

À Nouakchott, l’épicentre de cette machine à expulser est le commissariat du Ksar, un centre de rétention relevant de la DST. Chaque jour, une succession de véhicules vont et viennent dans la cour de ce bâtiment couleur ocre, situé non loin du commissariat de la voie publique et à deux kilomètres du palais présidentiel.

Des policiers y déposent les migrants qu’ils viennent d’arrêter. Certains ont été appréhendés dans les rues de Nouakchott. D’autres ont été interceptés en mer par les garde-côtes près de Nouadhibou, lors d’une tentative de traversée. Ils ont tous été expulsés selon le même mode opératoire. “Ils sont 25 par bus. Il y a souvent trois bus qui se suivent”, rebondit, quant à lui, un visiteur du commissariat.

D’après nos informations, au moins deux types de véhicules utilisés par la police mauritanienne pour ces expulsions sont du même modèle que ceux livrés par des États membres de l’Union européenne. C’est le cas des pick-up Toyota Hilux livrés par l’Espagne entre 2018 et 2019.

L’aide des pays européens ne s’arrête pas là. L’UE, via un fonds d’urgence dédié à la gestion de la migration, finance à hauteur de 500 000 euros la rénovation des deux centres de rétention de Nouakchott et de Nouadhibou. ‘’Les États européens ne veulent pas avoir les mains sales. Ils ne veulent pas être considérés comme responsables de violation des Droits de l'homme’’, analyse Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit à l'université Jean Moulin Lyon 3 (France). ‘’Ils sous-traitent donc ces violations à des États tiers’’.

“Notre équipe de policiers sur le terrain n’est pas au courant de telles pratiques”, assure de son côté l’agence européenne FIIAPP, qui s’occupe de la coopération policière entre les deux pays. Elle est aussi impliquée dans plusieurs projets européens, quand le ministère de l’Intérieur espagnol se borne à assurer que ses effectifs travaillent “dans le respect des Droits de l’Homme, et en accord avec la législation nationale et internationale”.

En novembre 2023, une recommandation du Parlement européen, adressée à la Commission européenne, soulignait, de son côté, que les migrants de Mauritanie sont victimes de ‘’violations graves et systématiques des Droits de l'Homme’’, telles que les ‘’arrestations arbitraires, la détention, la violence, la torture et les déportations collectives vers le Sénégal et le Mali’’.

MAROC

Mamadou et Amadou se souviendront, quant à eux, de leur unique tentative de passage de la frontière entre la Mauritanie et le Maroc, en mars 2023. Cette nuit-là, les deux jeunes Guinéens affirment avoir été arrêtés, violentés, puis relâchés en plein désert au terme de trois jours de captivité par des fonctionnaires marocains. Ils affirment également avoir été attaqués par des chiens. “J’ai eu peur de mourir là-bas. Je ne pensais à rien d’autre. Aujourd'hui, je veux retourner dans mon pays. J’ai vu ce qu’il y avait là-bas”, assure Mamadou, 20 ans, originaire de Conakry.

En tout, ils sont neuf à témoigner de traitements comparables : arrêtés dès leur passage de la frontière, emmenés dans un camp militaire au milieu du désert, puis relâchés. La plupart auraient subi des violences. Plusieurs associations de soutien aux migrants, tant au Maroc qu’en Mauritanie, affirment avoir documenté des pratiques similaires. “Les Marocains larguent les gens tout près de la frontière. J'en ai pris un en voiture en juin 2023 ; il était très blessé”, assure un membre de la Guardia Civil espagnol en poste en Mauritanie, qui requiert l’anonymat. Il assure avoir entendu parler de ''très nombreuses personnes blessées par des chiens”. “Durant notre voyage en Mauritanie, on nous a fait comprendre que les Marocains n’étaient pas tendres avec les migrants qui essaient de rentrer par le Sahara occidental”, confie de son côté le député européen du Rassemblement national (RN) Gilles Lebreton, qui s’est rendu en Mauritanie en décembre 2023, dans le cadre d’une mission d’enquête parlementaire.

Contactées par nos soins, les autorités mauritaniennes assurent ne pas avoir connaissance de telles pratiques. “Ces allégations de violence ou de mauvais traitements sont totalement infondées”, assure de son côté le ministère de l’Intérieur marocain.

Depuis 2015, le Maroc a reçu 234 millions d’euros pour la gestion de ses frontières de la part de l’Union européenne. À l’instar de ce qui se passe en Mauritanie, le royaume chérifien a mis en place un véritable système d’arrestations, d’expulsions, voire de dispersions des migrants installés dans les grandes villes vers des zones plus reculées du pays.

“Le but est bien sûr de rendre la vie des migrants difficile”, soutient un consultant qui a participé au Maroc à plusieurs projets de développement financés par l’Union européenne, qui avait pour but la gestion de l’immigration irrégulière. “Si vous êtes un migrant guinéen au Maroc et que l’on vous emmène dans le Sahara deux fois, la troisième, vous voulez rentrer chez vous”.

En 2019, la Commission européenne elle-même alertait, dans un document officiel, à propos de la “campagne de répression contre des personnes migrantes” menée par les autorités marocaines, dont certaines, “y compris des enfants et des femmes enceintes, ont été arrêtées illégalement et conduites dans des zones isolées du sud du pays ou à proximité de la frontière avec l’Algérie”. Ce qui n’a pas empêché les financements de continuer à affluer.

L’année dernière, Lamine, jeune Guinéen de 25 ans, a été arrêté six fois par les forces auxiliaires marocaines, une troupe qui dépend du ministère de l’Intérieur qui reçoit depuis 2018 un soutien financier de la part de l’Union européenne. Avant d’être abandonné à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui, à Rabat. Il disposait pourtant d’un récépissé de demande d’asile devant le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Des arrestations qui ne vont pas sans violence. “Les policiers m’ont frappé plusieurs fois”, assure Lamine.

Contacté par nos soins, le HCR reconnaît “[qu’il] y a des occasions où les demandeurs d’asile et les réfugiés sont confrontés à des arrestations”.

À la capitale Rabat, les policiers, au volant de plusieurs véhicules, patrouillent notamment dans les allers bondés du quartier de Takkadoum, une partie de la ville où de nombreux candidats au départ vers l’Europe ont élu domicile. Nous avons documenté des scènes similaires dans plusieurs autres villes du pays, de Fès à Tanger, de Laâyoune à Tan-Tan, en passant par Nador. Parmi cette flotte, plusieurs modèles qui correspondent à des dons de pays européens aux forces marocaines pour des missions de gestion de l’immigration irrégulière, dont les 4x4 Land Cruisers, dont 200 ont été achetées entre 2018 et 2021 grâce à l’Espagne et à l’Europe. Un modèle visible sur de nombreuses vidéos de patrouilles et d’arrestations. “Dans ces quartiers, tous les Blacks savent que s’ils sortent entre 10 h et 20 h, ils risquent de se faire embarquer”, complète Mafa Camara, le président de l’Association d'appui aux migrants mineurs non accompagnés à Rabat. Une affirmation “sans fondement”, selon le ministère de l’Intérieur marocain.

Début 2024, le Maroc a communiqué sur le chiffre ahurissant de 75 000 arrestations de migrants qui comptaient rejoindre les côtes européennes, dont près de 60 000 à l’intérieur du pays. “La relocalisation des migrants vers d'autres villes est prévue par la législation nationale. Elle permet de les soustraire aux réseaux de trafic et aux zones dangereuses, tout en leur offrant une protection accrue dans le respect de leur dignité”, oppose de son côté le ministère de l’Intérieur marocain.

TUNISIE  

En Tunisie, les abandons de migrants en plein désert semblent également avoir été érigés en véritable politique. Grâce à l’exploitation de vidéos, d’audio et à la collecte de plusieurs témoignages, nous avons pu vérifier onze de ces expulsions collectives, qui se sont déroulées entre juillet 2023 et mai 2024 aux frontières avec la Libye et l’Algérie, ont bien été perpétrées par les forces de sécurité tunisiennes. Ce seraient 29 personnes qui auraient péri après avoir été abandonnées en plein désert, selon un rapport de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye, paru en avril 2024.  

Sollicité, le ministère tunisien des Affaires étrangères réfute les accusations d’’’expulsion de migrants d'origine subsaharienne vers des zones désertiques’’, les qualifiant d’’’allégations tendancieuses’’.

François, exilé camerounais de 38 ans, a, quant à lui, été abandonné plusieurs fois à la frontière avec l’Algérie, à l’ouest du pays. Chaque fois après avoir tenté la traversée depuis les côtes tunisiennes vers l’Italie. ‘’Lorsqu'ils nous ont déposés, [les agents] nous ont dit :  ‘Là-bas, c'est l'Algérie. Suivez la lumière. Si on vous voit à nouveau ici, on vous tirera dessus”’, se souvient-il lorsqu'un de nos journalistes le rencontre en septembre 2023 dans la banlieue de Tunis. Le jeune homme a documenté toutes ses expulsions. Vidéos, photos, notes, audio ou géolocalisation qu’il a partagés avec cette enquête… Autant de preuves qui détaillent la mécanique de ces expulsions collectives. D’arrestations en détentions arbitraires dans des prisons clandestines. D’abandons en plein désert en rapt.

Le 21 février 2023, le président tunisien Kaïs Saïed déclarait lors d’une réunion publique que ‘’les immigrés illégaux d'Afrique subsaharienne’’ risquaient de ‘’modifier la composition démographique de la Tunisie’’ afin d’en faire ‘’un pays africain’’. Une déclaration qui a provoqué une vague de violence envers les populations migrantes dans tout le pays, dénoncée par les associations de défense de Droits de l’Homme.

La déclaration n’a pas refroidi les ardeurs des pays de l’Union européenne. Depuis 10 ans, Tunis est, en effet, l’un des partenaires privilégiés de l’Europe dans sa lutte contre l’immigration irrégulière. Le 16 juillet 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, annonçait la signature d’un nouveau paquet d’aides attribuées à la Tunisie pour un milliard d’euros, notamment pour lutter contre la migration. “Nous allons collaborer avec la Tunisie au sein d'un partenariat opérationnel de lutte contre le trafic de migrants”.

Comme ses voisins, la Tunisie a été abreuvée d’argents européens au fil des ans. Pick-up Nissan utilisés pour les arrestations de migrants dans les rues de Tunis, formations à destination des agents chargés de la lutte contre l’immigration irrégulière ou livraison de navires pour les garde-côtes tunisiens. ‘’Aucune ressource provenant de l'UE n’a contribué à ce processus [d’expulsion]’’, assure une source européenne au fait du dossier, sous couvert de l’anonymat. Une affirmation reprise plusieurs fois par des dirigeants européens. Avant de confier, gêné : ‘’Il est évidemment très difficile de tracer une limite. Nous soutenons les forces de sécurité.’’

Contactée par nos soins, la Commission européenne nous indique, via un porte-parole, que ‘’l’UE attend de ses partenaires qu’ils remplissent leurs obligations internationales, y compris le droit au non-refoulement’’ et que ‘’tous les contrats de l’UE contiennent des clauses relatives aux Droits de l’homme qui permettent à la Commission d’ajuster leur mise en œuvre si nécessaire’’.

 

Prénom modifié à la demande des interviewés

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