Les avis divergent
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Le comité d’organisation, par la voix du président de la commission culture et communication, a réagi au document de l’équipe du docteur Cheikh Sokhna, qui conseille le ‘’Magal chez soi’’. Il poursuit ses préparatifs et s’en remet au ‘’ndiguel’’ du khalife. Les habitants de Touba sont, eux, partagés.
L’édition 2020 du Magal de Touba va se dérouler dans un contexte de crise sanitaire, avec la pandémie Covid-19 qui sévit sur la planète. Son organisation constituera un défi inédit. C’est l’une des raisons pour lesquelles un groupe de chercheurs a proposé, entre autres scénarii, la célébration du Magal chez soi par les fidèles. Une position qui tranche net d’avec ce que certaines personnes rencontrées à Touba pensent.
Très fanatiques, Mama Ndiaye et Abdou Lo confient : ‘’Vous allez voir que rien ne se passera. La propagation de la maladie va diminuer drastiquement et les personnes qui viendront à Touba célébrer le Magal seront indemnes de la maladie.’’
D’autres, plus mesurés, pensent qu’il faut retourner à l’orthodoxie, le temps que la maladie soit éradiquée au Sénégal. Parce que, croient savoir Ndèye Diop et Fallou Samb : ‘’Touba peut devenir un lieu de propagation du virus.’’ ‘’Il faut, ajoute l’un, que le khalife se prononce et enjoigne les fidéles de ne pas faire le déplacement et de célébrer le Magal chez eux’’.
Du côté du comité d’organisation, on semble attendre de voir. Le président de la commission culture et communication a réagi au micro d’une radio, pour dire qu’il n’a pas d’avis sur le document qu’il a lui-même remis au khalife général des mourides, après l’avoir lu. ‘’Nous, ce qui nous lie, c’est le ‘ndiguel’ du khalife. Le document est un avis qui peut éclairer une prise de décision. C’est élaboré par des ‘mbok talibés’ que je connais très bien d’ailleurs et qui sont, pour la plupart, des amis. Mais nous, en tant que membres de l’organisation, on s’en tient à cela et on prépare le Magal. Le comité travaille d’arrache-pied dans ce sens, pour ne pas être pris au dépourvu’’.
Afin de mieux asseoir l’argumentaire du ‘’Magal chez soi’’, le docteur Cheikh Sokhna et ses collègues mettent en avant les données épidémiologiques sur le Magal. ‘’Des études scientifiques ont montré que le Magal de Touba, malgré ses atouts et apports, expose, à l’instar de beaucoup de grands rassemblements humains, à des risques accrus de transmission de maladies infectieuses, surtout les infections digestives et respiratoires. Tel qu’illustré par l’édition de 2004 ayant concouru à l’extension d’une épidémie de choléra dans le pays. En effet, des recherches épidémiologiques sur les risques sanitaires du Magal, menées en 2015-2016 par une équipe de l’IRD de Dakar et l’IHU-MI de Marseille, dirigée par le professeur Cheikh Sokhna, confirment l’enjeu sanitaire de ce type de rassemblement. Ces recherches, initiées bien avant la crise actuelle du Covid-19, avaient pour objet de faire des recommandations aux autorités sanitaires et religieuses de la région médicale de Diourbel, pour une meilleure prise en charge des maladies infectieuses transmissibles. Ceci, en termes de diagnostic et de traitement, mais aussi dans la mise en œuvre de stratégies préventives efficaces en vue du Magal de Touba’’.
Les recommandations qui sont sorties de ce travail visaient aussi à améliorer l’offre de santé et, à terme, à prévenir l’éventuelle mondialisation de maladies transmissibles (comme la Covid-19). Ainsi, ‘’cette étude a démontré qu’en tant que lieu de promiscuité infectiogène, ce grand évènement, qui regroupe des millions de personnes, est source de risques sanitaires qu’il convient de détecter et de prendre précocement en charge. Parmi ces risques, les principaux sont la diffusion de maladies infectieuses transmissibles ainsi que la mondialisation des infections tropicales’’.
L’existence de nombreuses maladies transmissibles (méningites, choléra, fièvres hémorragiques dont Ebola, grippes, paludisme, dengue, salmonellose, etc.) qui peuvent profiter du brassage de populations occasionné par l’évènement pour se propager, les incite à la prudence. Cette année, le coronavirus vient complexifier la donne.
Les affections les plus fréquentes, lors du Magal
Dans le document dont ‘’EnQuête’’ détient copie, les chercheurs soulignent que l’évènement pourrait, en cas d’une insuffisance de mesures préventives fortes, accentuer la propagation de la Covid-19 à travers le pays et même au-delà des frontières du Sénégal, étant entendu que la célébration a une dimension internationale.
‘’Les premières études, menées en 2015 et 2016 (par l’équipe de l’IRD de Dakar et l’IHU-MI de Marseille), dans les structures de soins prenant en charge les pèlerins au cours du Magal de Touba (complétée par celle portant sur une cohorte de pèlerins en 2017), ont permis de mettre en évidence les résultats suivants : 60 % des consultations dans les structures sanitaires sur 5 jours (2 jours avant le Magal, le jour du Magal et 2 jours après), à Touba et à Mbacké, sont dues à des maladies infectieuses, avec une prévalence élevée des infections gastro-intestinales, du paludisme et des infections respiratoires (dont le coronavirus)’’.
Lors de la célébration du Magal, les chercheurs renseignent que les affections les plus fréquentes ont été des maladies gastro-intestinales et respiratoires, une prédominance de la toux, de la rhinite, du syndrome grippal et des maux de gorge. Chez les patients présentant des symptômes respiratoires, la plupart des patients souffraient d’infections des voies respiratoires supérieures. ‘’L’étude de 2017, portant sur une cohorte de pèlerins suivis avant, pendant et après le Magal, a montré que 41,8 % des participants ont eu des symptômes respiratoires et une acquisition de rhinovirus (13 %), de coronavirus (16 %) et d’adénovirus (4,6 %). Ladite acquisition est probablement due à la transmission interhumaine d’agents pathogènes respiratoires durant les trajets dans des bus surchargés, autour de la mosquée, pendant les rituels et au niveau des habitations’’.
L’étude montre aussi que le risque d’attraper une maladie digestive au Magal était multiplié par 4 et que le risque d’être contaminé par une infection respiratoire (par exemple le coronavirus) était multiplié par 3. ‘’Cette étude de 2017 a aussi montré que 46,4 % des pèlerins ont déclaré qu’ils se lavaient les mains plus souvent que d’habitude pendant le Magal et que 63,6 % ont utilisé fréquemment du gel pour se laver les mains. Seulement 32,3 % et 2,8 % des pèlerins ont déclaré avoir utilisé respectivement des mouchoirs jetables et un masque facial pendant le Magal. Un seul pèlerin a déclaré avoir été vacciné contre la grippe’’.
Les auteurs du rapport se sont aussi intéressés à la perception, par les pèlerins, des risques épidémiologiques du Magal. Pour gérer un risque sanitaire, expliquent-il, les autorités de santé ‘’enrôlent’’ les populations, en leur demandant d’adopter des comportements préventifs, de se plier à des actes médicaux. Mais les individus ciblés par ces injonctions peuvent décider d’y résister, parce qu’elles les mettent face à des dilemmes, à des conflits normatifs. ‘’Pour comprendre ces résistances, une première étape consiste à documenter comment ces individus perçoivent le risque à gérer. C’est ce qu’une équipe de recherche a fait, en collaboration avec une équipe de sciences sociales, en faisant une enquête exploratoire pour étudier les perceptions des risques liés au Magal de Touba. En d’autres mots, comment les pèlerins se représentent le risque infectieux lors de cet évènement’’.
Ainsi, des enquêtes ont montré, d’après les chercheurs, ‘’qu’au-delà du risque épidémique (92 % disent que le Magal peut favoriser une épidémie), seule une majorité relative souligne le risque de maladie (49 %) et que ce risque est fréquemment relativisé par la population. D’autres croyances peuvent constituer un frein à l’adoption de mesures préventives (86 % pensent que les prières protègent des maladies), sachant que la majorité (55 %) estime qu’il est difficile de suivre les conseils de prévention et d’hygiène pendant le Magal de Touba’’.
Le slogan ‘’Apprendre à vivre le virus’’, il convient de le rappeler, consiste à être conscient que le danger (le virus), l’ennemi est là, partout, qu’il faut faire attention, prendre toutes les précautions pour ne pas être contaminé et ne pas le propager. Ce qui revient donc à respecter les mesures barrières, le port du masque, etc. Cette attitude est fort différente et de loin préférable à celle adoptée par certains Sénégalais, à savoir vouloir ‘’vivre avec le virus’’, qui consiste à laisser le virus circuler et contaminer la population, en sachant que seuls les plus solides vont survivre.
Les stratégies et modalités de célébration du Magal de Touba, en contexte de Covid-19, devront, dans la mesure du possible, intégrer cet important paradigme, afin d’éviter une propagation catastrophique de l’épidémie.
Boucar Aliou Diallo