Publié le 31 Jul 2019 - 07:53
3 QUESTIONS A… DR ISMAILA SENE (PSYCHOLOGUE-CONSEILLER, SOCIOLOGUE)

‘’Le phénomène perdure parce que la corruption est la manifestation d’un état d’esprit collectif’’

 

Docteur, à votre avis, qu’est-ce qui est à l’origine de la corruption dans la circulation ?

Aujourd’hui, c’est une lapalissade de dire que la corruption est une réalité au Sénégal. Mais il ne faut pas jeter l’opprobre sur une corporation, car la corruption est une pratique qui transcende les frontières corporatistes. Autant il y a des conducteurs corrupteurs et des agents corrompus, autant il y en a qui refusent la corruption.

Toutefois, le constat qui sied, c’est que la corruption est bien présente dans la circulation. On n’a pas besoin d’être un observateur averti pour voir les billets de banque qui sont insérés dans les permis à longueur de journée et qui sont remis, au vu de tous, à des agents de sécurité. Il ne faut certes pas généraliser, mais on comprend aisément pourquoi les chauffeurs et les agents du contrôle routier sont mis au banc des accusés. Je ne pense pas qu’on est en train de leur coller un mauvais procès, car le constat est plutôt évident. Certains conducteurs, voulant échapper à la rigueur du contrôle routier et aux sanctions légales qui s’imposent face à toute irrégularité, optent pour la corruption.

En face, certains agents, préférant remplir leurs poches plutôt que la caisse de l’Etat, encaissent des billets qui les empêchent de faire convenablement leur travail.

On pourrait donc dire que la corruption est devenue un moyen de régulation pratique du trafic routier. Certaines explications, que je ne pourrais soutenir, parlent de mauvaises conditions de travail des agents. Mais je pense plutôt que c’est un problème de conscience citoyenne.

Qui sont les fautifs et quelles sont les conséquences ?

La corruption dans la circulation engage, premièrement, la responsabilité des personnes qu’elle met aux prises. C’est-à-dire les conducteurs et les agents du contrôle routier. Mais on ne saurait oublier l’Etat à qui incombe la responsabilité première de lutter contre cette gangrène. Les citoyens ne sont pas en reste, car ils se mettent rarement dans une posture de dénonciation active.

A ce propos, il suffit de pousser la réflexion pour comprendre que l’attitude de certains citoyens est parfois motivée par la peur. Au Sénégal, les forces de l’ordre sont hyper puissantes ; elles peuvent vous accuser et vous brutaliser en public. Et vu la solidarité ou même la complicité qui existent entre les agents de l’ordre, beaucoup de citoyens ne comptent pas sur la police ou la gendarmerie pour avoir réparation. L’Etat ne protège pas suffisamment les citoyens pour leur donner le courage de dénoncer les pratiques de corruption sur la route.

Souvenez-vous de l’histoire des filles qui ont été arrêtées et déférées pour avoir filmé un agent de police qui se faisait corrompre. On évoquera valablement la protection des données personnelles, mais sans preuve, il n’est pas facile de dénoncer. Voilà un exemple qui montre la complexité de la situation.

Pour ce qui est des conséquences, l’analyse se focalise plus sur la dimension économique, avec le manque à gagner que la corruption représente pour l’économie nationale. Cependant, au-delà de ce dommage économique, la corruption des agents routiers est à l’origine de plusieurs drames. Les accidents de circulation sont récurrents et on indexe toujours le mauvais état des véhicules et le non-respect du code de la route. Et pourtant, il y a des postes de garde sur les routes avec des agents qui constatent, au même titre que nous, l’indiscipline et l’absence de pièces réglementaires. Allez savoir pourquoi il y a donc un tel laisser aller !

Alors, dites-nous, docteur, pourquoi le phénomène continue toujours et quelles solutions préconisez-vous ?

Le phénomène perdure parce que la corruption est la manifestation d’un état d’esprit collectif. La question traite de la corruption dans la circulation, mais le phénomène va au-delà des acteurs qui sont mis au banc des accusés. Dans l’Administration publique, des phénomènes de corruption passive et même active sont récurrents. Il faut aussi dire qu’il y a un lien de corrélation directe entre la pratique de la corruption et la perception que les agents et les citoyens ont de la manière dont les deniers publics sont gérés.

Par exemple, certaines personnes se justifient en disant que l’argent qu’ils font rentrer dans les caisses de l’Etat ne sert qu’une minorité installée au sommet de l’Etat. Cela ne les dédouane pas, mais appelle à changer de comportement dans la manière de gérer les biens publics. Les autorités doivent alors servir de modèle pour inspirer le changement.

Je pense également que des sanctions rigoureuses doivent être appliquées aux acteurs, quel que soit leur statut ou leur rang. C’est un moyen de dissuasion efficace. Le pire, c’est qu’on assiste aujourd’hui à une banalisation de la corruption. On pourrait même penser que la corruption n’est pas perçue comme une gangrène au Sénégal. Refuser de corrompre ou d’accepter la corruption est devenue une exception dans certains milieux. On a tous connaissance des cas de personnes qui sont diabolisées, parce qu’elles refusent de corrompre ou d’être corrompues.

Il faut donc un réveil citoyen pour renverser la tendance et soutenir les actions de dénonciation, au lieu d’annihiler les volontés des personnes qui veulent s’engager dans cette dynamique.

 

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