Publié le 10 Jun 2025 - 16:50
ADRIEN GÉDIN, ANALYSTE GÉOPOLITIQUE

“La fracture diplomatique entre la Cedeao et l’AES compromet la sécurité régionale”

 

Au-delà des impacts économiques dans la plupart des pays, la fracture au sein de la CEDEAO aggrave aussi les menaces sécuritaires dans les pays voisins de ceux du Sahel, en particulier le Bénin. Analyste géopolitique, membre du cabinet Interglobe Conseils, Adrien Gédin décrypte la situation pour ‘’EnQuête’’.

 

On a noté, ces derniers mois, une recrudescence des attaques terroristes contre le Bénin. Le pays est-il en train de payer un lourd tribut dû à la fracture au sein de la CEDEAO ?

Effectivement, les derniers mois ont marqué un tournant dans la situation sécuritaire béninoise. Avec un lourd bilan humain de 82 soldats béninois décédés en ce début d’année, c’est toute la capacité défensive béninoise qui se retrouve interpellée et soumise à rude épreuve.

Cette montée en puissance des groupes terroristes apparaît clairement comme un basculement du Sahel central vers les pays côtiers du golfe de Guinée. Évidemment, les dissensions liées aux troubles diplomatiques de la CEDEAO avec les pays de l’AES ne facilitent pas une meilleure coordination des forces de sécurité et de défense des pays voisins et frontaliers du Bénin, malgré la volonté de Porto-Novo de faire face ensemble au péril djihadiste. De fait, les complications pour une meilleure fluidité dans l’exploitation des canaux de communication (notamment militaire) entre les pays de l’AES (Burkina Faso, Mali et Niger) et la CEDEAO privent le Bénin d’informations et de renseignements en provenance de zones confrontées aux insurrections djihadistes.

Par ailleurs, la volonté affichée par la CEDEAO de créer une force d’intervention destinée à lutter contre les coups d’État militaires a généré une méfiance croissante au sein des pays de l’AES. Cette tension diplomatique se traduit notamment par leur refus de coopérer avec certaines figures de la CEDEAO, à l’image de Baba Kamara, ambassadeur chargé de la lutte contre le terrorisme, que plusieurs capitales refusent désormais de recevoir.

Aussi, la mise en place d’une armée commune par les États de l’AES entraîne une redéfinition des priorités militaires : les efforts se concentrent davantage sur la défense des points stratégiques internes à leurs territoires et non plus sur la sécurisation des frontières collectives de l’espace de la CEDEAO.

Le Bénin subit donc directement les conséquences de cette réorganisation militaire. 

Le porte-parole du gouvernement béninois accuse les défaillances de l’autre côté des frontières burkinabé et nigérienne. Sur quoi reposent concrètement ces accusations ?

Les accusations formulées par Wilfried Léandre Houngbédji s’appuient d’abord sur la localisation précise des récentes attaques terroristes. Celles-ci se sont toutes déroulées dans la région dite du ‘’point triple’’, au nord du Bénin, là où se rencontrent les frontières du Bénin, du Burkina Faso et du Niger. Cette zone frontalière est connue pour être un espace de circulation privilégié des groupes armés non étatiques. Les attaques de janvier et d'avril 2025, survenues près des chutes de Koudou et du parc national de la Pendjari, en sont les derniers exemples.

La réflexion du porte-parole se fonde sans aucun doute sur le rôle du complexe transfrontalier WAP (W-Arly-Pendjari), un vaste espace naturel protégé de près de 90 000 km², partagé entre les trois pays. Depuis plusieurs années, ce complexe est utilisé comme zone refuge par les groupes terroristes, profitant à la fois de la densité forestière, des frontières poreuses et de l’insuffisance des moyens de surveillance. On se retrouve, de fait, avec une géographie complexe d’un espace commun soumis de part et d’autre au même phénomène, mais qui est réglé de façon non collégiale, spécifiquement par pays. La géographie commune aurait pu appeler à une gestion partagée.

De plus, le porte-parole Houngbédji pointe des responsabilités politiques et opérationnelles en déplorant un déficit de coopération de la part des États voisins ainsi qu’un manque d’engagement matériel dans la lutte contre le terrorisme.

Selon lui, l’arrêt de la coordination aggrave la vulnérabilité de la région. En 2024, le Burkina Faso était le pays le plus touché par le terrorisme en Afrique et le Niger occupait la cinquième position selon plusieurs classements internationaux. Dès lors, il établit un lien direct entre la pression subie par ces pays, leur incapacité à contenir les menaces sur leurs territoires et le regain d’insécurité observé à la frontière béninoise.

De quels moyens dispose le Bénin pour faire face efficacement à la menace dans ce contexte hostile ?

Le Bénin fonde, en grande partie, sa riposte sur le renforcement de ses capacités militaires. Si l’armée béninoise demeure encore modeste en comparaison régionale, elle a connu, depuis l’arrivée au pouvoir du président Talon, une montée en puissance significative. Le taux de disponibilité opérationnelle des forces armées est ainsi passé de 17 % à 78 %, grâce à une série de réformes structurelles.

Parmi ces réformes, figurent notamment l’augmentation du budget de la défense et la création de la garde nationale, une unité spécifique de l’armée de terre dédiée à la lutte contre le terrorisme. Cette montée en puissance s’est illustrée dès 2022, avec le lancement de l’opération Mirador, qui a permis de mobiliser et de déployer près de 3 000 soldats dans les zones sensibles du nord du pays. Il s’agit, à ce jour, de l’une des opérations militaires les plus ambitieuses jamais menées par le Bénin.

En parallèle, le pays bénéficie d’un soutien international actif. Les États-Unis ont fourni une aide matérielle significative, tandis que des officiers belges encadrent des programmes de formation et d’entraînement des troupes béninoises. Ce soutien extérieur, combiné à une volonté politique interne affirmée, permet au Bénin de renforcer progressivement sa capacité à contenir la menace djihadiste.

Enfin, le gouvernement béninois mise également sur une approche de développement local dans les zones frontalières vulnérables, afin de lutter contre les facteurs socioéconomiques favorisant l’implantation djihadiste. À cet égard, le Bénin a adopté, en 2022, une loi de programmation militaire intégrant des volets de développement communautaire dans les zones à risque et visant à améliorer les infrastructures, l’éducation et l’accès aux services publics dans le nord du pays. Cette stratégie, appuyée par le PNUD et l’Union européenne, vise à renforcer la résilience des populations locales face à l’idéologie et aux pressions des groupes armés.

Niamey avait reproché au Bénin d’abriter des forces françaises sur son sol qui contribuent à sa déstabilisation. Quelle est aujourd’hui la réalité de la présence française au Bénin et en quoi gêne-t-elle objectivement le régime de Tiani ?

La présence militaire française au Bénin est au cœur des tensions diplomatiques entre Cotonou et Niamey. Le général Abdourahamane Tiani, chef de la junte nigérienne, accuse le Bénin d’abriter des "troupes françaises de déstabilisation" sur son territoire, affirmant que cette collaboration compromet la sécurité du Niger et justifie le maintien de la fermeture de la frontière entre les deux pays. En réalité, la présence française au Bénin s’inscrit dans le cadre d’une coopération militaire bilatérale visant à renforcer les capacités des forces armées béninoises. Et présence militaire et coopération militaire ne signifient aucunement qu’il s’agit de bases militaires françaises. Cette collaboration comprend la fourniture de matériel, des formations et des entraînements conjoints, notamment dans le cadre de l’opération Mirador.

Le gouvernement béninois rejette fermement ces accusations de Niamey depuis quatre ans et les qualifie de "graves et sans fondement". Porto-Novo souligne que sa coopération avec la France est transparente et conforme aux accords internationaux et qu’elle vise exclusivement à renforcer la sécurité nationale face à la menace terroriste.

Objectivement, la présence française au Bénin ne constitue pas une menace directe pour le régime de Tiani. Cependant, dans un contexte régional marqué par la méfiance envers les anciennes puissances coloniales et la montée des sentiments anti-français, cette coopération est perçue par Niamey comme un alignement stratégique de Porto-Novo avec Paris, ce qui alimente les tensions diplomatiques et complique les efforts de réconciliation entre les deux pays.

Enfin, la présence française au Bénin, strictement défensive (matériel non offensif, formation), agace Niamey. Tiani considère que cette posture freine sa propre stratégie plus offensive, fondée sur l’acquisition de drones armés et un rejet total de l’influence française.

Pourquoi le régime de Tiani semble-t-il moins belliqueux envers Lomé (Togo) et Abuja (Nigeria) qu’il ne l’est avec Cotonou ?

Le régime du général Tiani adopte une posture moins conflictuelle envers le Togo et le Nigeria qu’envers le Bénin, en raison de dynamiques diplomatiques distinctes.

Le Togo est perçu comme un médiateur entre le Niger et la CEDEAO. En effet, Tiani s’y est rendu en décembre 2023 pour demander un soutien face aux sanctions de la CEDEAO. Les relations avec Lomé sont donc pragmatiques, voire cordiales.

Avec le Nigeria, malgré quelques tensions sur des suspicions de déstabilisation, le dialogue reste ouvert. Abuja n’a pas accueilli de troupes françaises, ce qui limite les soupçons de Tiani.

Quelles sont les conséquences de cette confrontation sur les relations commerciales entre les deux pays ?

En juillet 2023, la rupture diplomatique a eu un impact immédiat avec la fermeture de la frontière par le Niger. Une décision qui a paralysé les échanges commerciaux, notamment via le port de Cotonou, essentiel pour l’économie nigérienne.

Cependant, depuis début 2024, des tentatives de normalisation ont émergé. La CEDEAO a levé ses sanctions économiques en février 2024, ce qui a ouvert la voie à une reprise partielle des échanges. Des discussions ont même permis de réactiver temporairement certaines opérations logistiques liées à l’oléoduc Agadem–Sèmè-Kpodji, vital pour les exportations pétrolières nigériennes. Mais ces efforts ont été fragilisés par l’arrestation de cinq Nigériens au Bénin en mai 2024, employés de Wapco, ce qui a provoqué une nouvelle escalade verbale de Niamey et la suspension des livraisons de pétrole par le Niger.

En clair, la coopération économique est instable : malgré des accords techniques et la levée des sanctions, la méfiance politique continue de bloquer une reprise commerciale durable. Le ministre des Affaires étrangères béninois, Olushegun Bakari, a récemment rappelé, au micro de Bip Radio, une radio béninoise, la capacité de résilience du peuple béninois à faire face aux conséquences commerciales et économiques de cette crise qui a trop longtemps duré et le souhait de son gouvernement de retrouver de meilleures relations avec Niamey.

 

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