Publié le 8 Mar 2025 - 21:52
Comment les Institutions de Bretton Woods ont organisé le pillage de l’Afrique

Ajustement structurel et échange écologique inégal

 

Auteurs de recherches pionnières, Dylan Sullivan et Jason Hickel livrent une critique dévastatrice de l’impact de l’ajustement structurel en Afrique dans les années 1980 et 1990. S’appuyant sur des données récentes concernant l’utilisation des ressources matérielles en Afrique, Sullivan et Hickel montrent comment, durant cette période, les programmes d’ajustement structurel ont entraîné une augmentation significative de « l’échange écologique inégal », un processus par lequel les pays africains ont été contraints d’exporter davantage de matières, d’énergie et d’autres ressources qu’ils n’en recevaient via les importations. La différence entre les deux, soutiennent Sullivan et Hickel, représentait un transfert gratis de ressources matérielles de l’Afrique vers l’économie capitaliste mondiale.

 

Durant les années 1980 et 1990, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ont forcé les gouvernements africains à mettre en œuvre des programmes néolibéraux d’ajustement structurel (PAS). Ces programmes ont contraint les gouvernements postcoloniaux à réduire les services publics et la production du secteur public, à supprimer les régulations du marché du travail et les protections salariales, à privatiser les actifs souverains, et à éliminer les mesures protectionnistes et les politiques industrielles visant à atteindre un développement industriel souverain.

Ces réformes ont démantelé les politiques progressistes alors poursuivies par les nationalistes et socialistes africains, qui cherchaient à construire leur base industrielle et à améliorer les conditions de vie après le cataclysme du colonialisme européen. De nombreux dirigeants et intellectuels africains – dont Thomas Sankara et Samir Amin – ont souligné que les PAS visaient à réimposer une relation impériale, en affirmant le contrôle occidental sur les politiques économiques nationales, en dévaluant les ressources africaines, et en organisant la production autour des exportations vers le centre impérial, dans des positions subalternes au sein des chaînes de valeur globales.

Il est bien connu que les PAS ont eu un impact dévastateur sur les populations africaines. Entre 1980 et 1994, le PIB par habitant de l’Afrique est passé d’environ 4 500 à moins de 4 200 dollars américains (en parité de pouvoir d’achat de 2023). Les revenus ne se sont rétablis qu’à partir de 2001. En d’autres termes, les PAS ont imposé une récession qui a duré plus de deux décennies. Des études montrent que les PAS ont été associés à des taux de mortalité infantile et maternelle élevés, des niveaux de pauvreté accrus, et une détérioration des indicateurs de développement humain. Dans certains cas, la crise a été si grave qu’elle a entraîné une réduction de la taille physique des populations, un signe de stress nutritionnel extrême et d’effondrement des systèmes de santé publique. Par exemple, les personnes nées en Tanzanie dans les années 1980 étaient environ un centimètre plus petites que celles nées une décennie – voire un siècle – plus tôt.

Les données récentes sur l’utilisation des ressources matérielles en Afrique – c’est-à-dire la quantité totale de matières (en tonnes) utilisées par les économies africaines – apportent un nouvel éclairage sur la manière dont cette crise s’est déroulée (voir Figure 1). L’« extraction domestique » (ED) par habitant désigne la quantité totale de matières premières extraites de l’environnement en Afrique – en d’autres termes, toute la biomasse, les métaux, les minéraux, les matériaux de construction et les combustibles fossiles produits par les mines, les fermes, les forêts, les pêcheries, etc. d’Afrique. L’ED représente un indicateur assez robuste de la production physique. On constate que l’ED par habitant a diminué de plus de 10 % durant les années 1980 et 1990, sous l’effet de l’ajustement structurel. Cela suggère fortement que les PAS ont induit une récession, ou un déclin de la production physique, ce qui est en cohérence avec les données montrant une baisse du PIB par habitant durant cette période.

Cependant, et c’est crucial, l’« empreinte matérielle » (EM) par habitant de l’Afrique a diminué bien plus que l’extraction domestique (Figure 1). L’EM désigne la quantité totale de matières premières consommées en Afrique, y compris celles contenues dans les biens importés et excluant celles contenues dans les biens exportés. Les données sur l’EM montrent que la consommation africaine a diminué de 20 % entre 1980 et les années 1990, et n’a retrouvé son niveau précédent qu’en 2013. La baisse de la consommation en Afrique a été plus sévère que celle de la production.

Bien sûr, une diminution de l’utilisation des matières peut parfois résulter d’améliorations de l’efficacité, mais cela se produit en principe uniquement dans les économies développées dotées d’un fort potentiel technologique, et s’accompagne d’une augmentation du PIB. Ce n’est pas ce qui s’est produit en Afrique, où le PIB a diminué en même temps. En effet, les pays africains n’opéraient pas à la frontière technologique où de telles améliorations d’efficacité se produisent généralement – un problème exacerbé par les PAS qui ont réduit les investissements publics dans le développement technologique.

Les données indiquent qu’après 1980, les Africains produisaient moins, mais consommaient encore moins qu’ils ne produisaient. Où est passée la production manquante ? Elle a été exportée vers le reste du monde, sans retour matériel équivalent.

 

Figure 1. Utilisation des ressources matérielles par habitant en Afrique (1=1980).


Source: materialflows.net.

On peut observer ce schéma en examinant les données sur les exportations. La Figure 2 montre les exportations africaines de 1980 au début des années 2000, mesurées à la fois en termes monétaires et en « équivalents matières premières ».[1] Notons que les équivalents matières premières incluent les exportations de produits de base ainsi que les biens intermédiaires et finaux, et toutes les matières contenues dans leur production. Ces données confirment que, tandis que la consommation matérielle de l’Afrique diminuait, les exportations matérielles augmentaient rapidement. En d’autres termes, il semble que la capacité productive et la production matérielle de l’Afrique aient été redirigées des besoins régionaux vers les exportations. Cependant, même si les exportations physiques augmentaient, le montant total d’argent que l’Afrique recevait pour celles-ci diminuait. Alors que les valeurs physiques et monétaires des exportations augmentaient de concert dans les années 1970, une rupture spectaculaire s’est produite dans les années 1980, et les deux ont divergé. Cela indique que les prix des exportations africaines se sont effondrés, de sorte que l’Afrique gagnait moins par unité exportée (voir Tableau 1).

Figure 2. Exportations de l’Afrique (1=1980).

Source : materialflows.net et statistiques commerciales du FMI.

Il vaut la peine de s’arrêter ici pour apprécier la valeur d’une évaluation des échanges commerciaux sous cet angle. Les évaluations des données commerciales conventionnelles – c’est-à-dire mesurées en termes monétaires – suggèrent que les exportations africaines ont diminué dans les années 1980. Mais la Figure 2 et le Tableau 1 montrent qu’il s’agit d’une illusion : un effet de la baisse des prix. En réalité, les exportations en volume de l’Afrique ont augmenté tandis que les revenus tirés des exportations diminuaient. Ces données ajoutent un nouvel élément important à l’histoire de l’ajustement structurel.

Les PAS ont laminé les prix des produits africains de plusieurs manières. Ils ont éliminé les contrôles à l’exportation et d’autres programmes gouvernementaux visant à garantir des prix équitables pour les agriculteurs et producteurs africains. Ils ont également supprimé les protections des travailleurs et provoqué un chômage massif, exerçant une pression à la baisse sur les salaires et les prix, tout en restreignant les dépenses publiques et en forçant les gouvernements à adopter des politiques fiscales déflationnistes. Les PAS ont effectivement comprimé la demande intérieure, dévaluant les ressources et les rendant disponibles pour le secteur exportateur – un processus connu sous le nom de déflation des revenus.

 

Tableau 1 : Exportations de l’Afrique vers le monde à l’ère des programmes d’ajustement structurel.

Source : materialflows.net et statistiques commerciales du FMI.

En raison de ces dynamiques, les pays africains ont été contraints d’exporter davantage de biens physiques pour maintenir le même niveau d’importations physiques en équivalents matières premières. On peut voir ce schéma clairement avec la Figure 3. Alors que les exportations matérielles de l’Afrique augmentaient de 55 % durant les années 1980 et 1990, ses importations matérielles ont pratiquement stagné. La différence entre les deux représente un cadeau gratuit à l’économie capitaliste mondiale – un transfert de ressources matérielles réelles de l’Afrique vers le reste du monde, sans contrepartie. En 1980, l’Afrique exportait déjà en termes nets 720 millions de tonnes de matières incorporées vers le reste du monde. Au début des années 2000, ce chiffre était passé à 1,5 milliard. L’ajustement structurel a forcé l’Afrique à doubler ses exportations vers le reste du monde, sans recevoir de retour équivalent, tandis que la consommation intérieure s’effondrait.

Figure 3. Exportations et importations africaines mesurées en équivalents matières premières (1=1980).

Source : materialflows.net.

Ces schémas aident à expliquer l’enthousiasme des gouvernements et des capitalistes du Nord global à imposer des PAS à l’Afrique, malgré leurs coûts humains évidents. En réduisant la consommation africaine, en laminant les prix des produits africains, et en réorganisant la production autour des exportations, les PAS ont entraîné une augmentation marquée de « l’échange écologique inégal », un processus par lequel les pays africains sont contraints d’exporter davantage de matières, d’énergie et d’autres ressources qu’ils n’en reçoivent via les importations. En ajustant à la baisse les prix des exportations africaines relativement à ceux des importations, les PAS ont accru le flux sortant de matières. Les importations stagnaient tandis que les exportations augmentaient. Les capacités productives et les ressources de l’Afrique, qui auraient pu être investies en vue d’une industrialisation souveraine et d’un développement humain, ont été dévaluées et exportées pour servir l’accumulation au sein du centre impérial.

Par Dylan Sullivan et Jason Hickel

Dylan Sullivan est doctorant dans le cadre d’une cotutelle entre l’Université Macquarie de Sydney et l’Université autonome de Barcelone.

Ses recherches portent sur les inégalités mondiales, la mesure de la pauvreté, l’économie politique et la planification socialiste.

Jason Hickel est professeur à l’Institut de science et technologie environnementales (ICTA-UAB) de l’Université autonome de Barcelone, et professeur invité à la London School

of Economics and Political Science. Ses recherches portent sur les inégalités mondiales, l’impérialisme et le développement international.

Ses livres les plus récents sont The Divide: A brief guide to global inequality and its solutions et Less is more: How degrowth will save the world.

…………………………………

[1] Pour obtenir la valeur en dollars des exportations ajustée de l’inflation, nous avons utilisé l’indice des prix à la consommation des États-Unis publié par le Fonds monétaire international.

 

Section: