Publié le 19 Dec 2023 - 11:24
COUR DE LA CEDEAO

Le Sénégal condamné à payer 100 millions F CFA à deux ex-détenus

 

Accusés à tort d’avoir tué un jeune homme en 2012 et incarcérés pendant 8 ans, Mouhamed Rassoul Ndiaye et Alassane Lo ont obtenu gain de cause devant la Cour de justice sous-régionale pour une indemnisation par l’État du Sénégal. Ce dernier est également invité à revoir sa loi d’indemnisation des personnes injustement détenues.

 

C’est huit ans de leur vie qui ont été perdus, derrière les barreaux, par Mouhamed Rassoul Ndiaye et Alassane Lo. Ces deux ont été arrêtés en 2011, dans le cadre d’une enquête sur l’agression mortelle d’Abdou Diagne, à hauteur du bassin de rétention de Djeddah Thiaroye Kao (banlieue de Dakar). Inculpés pour association de malfaiteurs, meurtre, vol en réunion commis la nuit avec violence et usage d’arme, les accusés ont été acquittés par la Première chambre criminelle du tribunal de grande instance de Dakar, lors de leur procès en 2019.

Ayant saisi la Cour de justice de la CEDEAO pour obtenir réparation, ils ont été remis dans leur droit par le tribunal qui a mandaté, hier, la République du Sénégal à payer une réparation aux deux ex-détenus à hauteur de 100 millions de francs CFA.

Dans l'arrêt rendu par le juge Sengu Mohamed Koroma, juge rapporteur, la cour a déclaré une violation du droit à un procès équitable et du droit d'être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l'article 7 (1) (d) de la CADHP (Commission africaine des Droits de l'homme et des peuples). Il a également déclaré une violation du principe d'égalité des citoyens devant la loi, en vertu de l'article 4 de la CADHP. ‘’En conséquence, elle a accordé à chacun des requérants, Mouhamed Rassoul Ndiaye et Alassane Lo, 50 000 000 F CFA à titre de réparation pour la violation de leur droit à un procès équitable, d'être jugé dans un délai raisonnable ainsi que pour les violations du principe d'égalité devant la loi’’, lit-on dans le communiqué.

Une demande d’indemnisation refusée par la Cour suprême

Bien qu'acquittés par la Première chambre criminelle du tribunal de grande instance de Dakar dans le jugement n°77/2019 du 16 juillet 2019, la Cour de justice révèle que Mouhamed Rassoul Ndiaye et Alassane Lo affirment avoir été détenus pendant huit ans, entraînant la faillite de leur entreprise et de graves difficultés pour leurs familles. Après leur acquittement, ils engagèrent une procédure auprès de la Commission d'indemnisation, demandant une indemnisation conformément à la loi organique de la Cour suprême.

Bien qu’ils répondent aux critères d’éligibilité, leur demande d’indemnisation (décision n°02/CS/CI/2021) a été refusée, contrairement à d’autres personnes dans des situations similaires. Les demandeurs alléguaient une violation de leurs droits fondamentaux garantis par la Constitution sénégalaise et les conventions pertinentes relatives aux Droits de l'homme. Les requérants alléguaient ainsi la violation de leurs droits humains, notamment des violations du droit à un procès équitable, du droit d'être jugé dans un délai raisonnable ainsi que des violations du principe d'égalité devant la loi.

Un accusateur qui revient sur ses déclarations

Dans la nuit du 25 au 26 novembre 2012, Abdou Diagne était parti réviser chez un de ses camarades de classe. Sur son chemin de retour, il a été retrouvé par ses voisins éventré, baignant dans une mare de sang, les tripes dehors. Il a succombé à ses blessures, au cours de son évacuation par son oncle.

Arrêté après le drame, le susnommé Amath Lô a déclaré lors de son interrogatoire que l’agression a eu lieu après un match de football entre Deggo et Farba (deux équipes de championnat populaire dit ‘’Navétanes’’). Il était en compagnie d’Ameth Ndiaye, Alassane Lô, Mouhamed Rassoul et Aly Ndiaye, chez qui ils avaient fait un détour, de retour du stade. C’est de là qu’ils auraient eu l’idée d’agresser et étaient tous armés de couteaux.

Seulement, après avoir dépouillé Abdou Diagne, narre-t-il, celui-ci a reconnu Alassane Lô et Mouhamed Rassoul. De ce fait, ils ont décidé de le tuer, pour ne pas être dénoncés. Déroulant le film de l’agression, Amath Bâ a déclaré que Rassoul avait maîtrisé la victime, permettant à Aly Ndiaye de le poignarder au bas-ventre.

‘’Les policiers m’ont accusé injustement. Ils m’ont cueilli chez moi.’’

Lors du procès tenu en juillet 2019, le principal accusateur est revenu sur sa déclaration. Amath Bâ a évoqué la thèse de la bagarre qui aurait opposé Aly Ndiaye à la victime. ‘’J’ignore l’objet de l’altercation. Tout ce que je sais est que moi-même j’ai été blessé, en tentant de les séparer’’, s’est défendu l’accusé. Comme il l’a fait lors de l’instruction à travers une correspondance adressée au juge en charge du dossier, Amath Bâ a également disculpé Alassane Lô et Mouhamed Rassoul.

Ces derniers ont clamé leur innocence, accusant la police de les avoir chargés injustement. Selon Alassane Lô, Amath Bâ l’a accusé sous la torture : ‘’Je suis étranger aux faits, car j’étais chez des voisins. Cette affaire me fait mal au plus profond de moi, car depuis huit ans, je suis en prison et je ne cesse de prier pour la victime. Je souffre, car en prison, j’ai même subi une opération.’’

Quant à Mouhamadou Rassoul Ndiaye, il a soutenu : ‘’J’ai été arrêté avec quatre autres personnes. Abdou Diagne était mon neveu. Les policiers m’ont accusé injustement. Ils m’ont cueilli chez moi. Je ne les fréquentais même pas. Sur le Saint Coran, j’ignore les raisons de mon arrestation.’’

La CEDEAO ordonne au Sénégal de réformer l'article 109 de sa loi organique sur la Cour suprême

La Cour de la CEDEAO ne s’est pas arrêtée à cette condamnation. Elle a également mandaté, le 15 décembre 2023, ‘’la République du Sénégal de réformer l'article 109 de sa loi organique régissant la Commission d'indemnisation des personnes détenues de manière abusive. Le jugement ordonne au Sénégal d’aligner une partie de la loi sur ses engagements internationaux, notamment ceux de la Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples (CADHP)’’.

La cour a déterminé que l’article 109 de la loi organique violait les normes de procès équitable et d’égalité devant la loi de la CADHP, telles que définies respectivement aux articles 7 (1) et 4. À ce titre, il a ordonné la modification de la loi pour répondre aux obligations internationales du Sénégal.

Lamine Diouf

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