Les légendes des génies de l’eau racontées en image
Le photographe Ibrahima Thiam, qui s’intéresse à la mémoire, à l'archive et à l’oralité, raconte en images l’histoire des légendes des génies de l’eau de la communauté léboue. Son œuvre, qui est à la fois fictive et réelle, invite à réfléchir sur notre rapport avec la nature.
Les légendes des génies de l’eau et leurs relations aux villes côtières de Dakar, Rufisque, Saint-Louis et Yoff sont racontées en images par l’artiste photographe Ibrahima Thiam, à travers la collection ‘’D’une rive à l’autre’’. L’exposition est présentée, jusqu'au 29 janvier 2021, au Raw Material Company. Le public y découvre une série de photos des esprits protecteurs tels que Maam Coumba Bang, Maam Ndeuk Daour Mbaye et Maam Njare. L’eau, le baobab, les peaux de bête, les cornes, le boubou blanc qui donne à Maam Njare une silhouette dominante, et l’étoffe rouge qui masque son visage, etc., intriguent et émeuvent.
En effet, M. Thiam travaille sur des imaginaires qui l’habitent et le nourrissent au cours des moments suspendus, entre les deux rives des mondes visibles et invisibles, entre terre et eau. Il a fait des représentations qui renseignent sur une pratique traditionnelle, ancienne, de la communauté léboue et qui est semblable à celle des Sérères et des Diolas. ‘’Je suis de Saint-Louis. J’ai toujours participé à ce type rituel, bien vrai que je suis issu d’une famille musulmane. Ma grand-mère a toujours eu cet aspect rituel avec l’eau. Même quand quelqu’un s’apprête à partir en voyage, on verse de l’eau autour de lui’’, a expliqué l’artiste.
En effet, les rituels associés à l’eau constituent des pratiques effectuées dans le but de maintenir de bonnes relations avec les esprits ‘’protecteurs’’ de ces villes et les communautés. ‘’Un respect notoire est voué aux espaces et lieux dits de ces esprits. Ceci s’applique aussi à la primauté de leur présence dans les refuges à des moments précis de la journée’’, selon Raw dont la relation avec l’œuvre d’Ibrahima Thiam se tisse comme une succession d’apartés dont l’exposition d’’’Une rive à l’autre’’.
Le travail d’Ibrahima Thiam est le fruit d’une observation documentaire et empirique. ‘’J’ai travaillé à partir de l’oralité pour revisiter toutes ces histoires des génies protecteurs. Je suis allé vers les Lébous et j’ai discuté avec eux. Ils m’ont parlé d’eux, de l’histoire de leur commune avec les esprits. Et à partir de cela, j’ai utilisé mon imagination’’, a expliqué l’artiste. Une approche qui a saisi les visiteurs.
Musicien, écrivain en langue nationale, le vieux Madiama Fall est ému par le travail de Thiam. ’’Je suis venu pour le vernissage, mais je vais revenir plusieurs fois pour m’imprégner’’, a-t-il dit. ‘’Il sort des sentiers battus. Il a fait un véritable travail de recherche. Son approche me touche, parce que ça sort de l’ordinaire. Il est ancré dans des figures légendaires, alors que tout le monde semble délaisser notre tradition propre. C’est peut-être ce qui explique notre désarroi actuel’’, a estimé M. Fall.
L’architecte Carole Diop, qui a entrepris, avec Nzinga Mboup ‘’Dakarmorphose’’, une série d’investigations centrée sur la genèse de Dakar, abonde dans le même sens. Étant elle-même léboue, elle n’a pas eu la chance d’hériter ces croyances et pratiques qui font partie de son patrimoine familial et culturel. Sur le plan architectural, elle a, dans un document produit par Raw Material Company, estimé que la construction urbaine de nos territoires pourrait s’inspirer davantage de nos savoirs endogènes. ‘’Si l’on observe comment Dakar s’est développée ces dernières décennies, il est clair que les savoirs androgènes sont oubliés ou volontairement abandonnés en matière de politique urbaine’’, dit-elle.
Quant aux villes nouvelles, Mme Diop considère qu’elles auraient pu constituer l’occasion de changer de paradigme. Cependant, ‘’elles ne font que reproduire des modèles occidentaux ayant montré leurs limites et n’étant pas adaptés à nos réalités’’, a-t-elle regretté. Considérant que l’heure est à la lutte contre le réchauffement climatique et à la promotion d’un développement durable, elle estime que ‘’le système culturel lébou offre un parfait exemple de gestion saine des rapports entre les individus et la nature qui devraient inspirer les autorités’’.
Pour sa part, le docteur Serigne Sylla soutient que la société sénégalaise connaît toujours en son sein des pratiques traditionnelles sous diverses formes, selon les localités et les ethnies.
En tout état de cause, autodidacte, Ibrahima Thiam, qui découvre une passion pour la photographie à la suite d’un atelier organisé par le Goethe Institut en 2009, s’intéresse à la mémoire, à l’archive, à l’oralité africaine ainsi qu’aux mythes et légendes. Il collecte des images, dont certaines sont issues de ses archives familiales. Considérant que nous avons un devoir de mémoire qu’il faut partager avec la génération future, le photographe invite les cinéastes et les peintres à parler, eux aussi, de ces pratiques culturelles.
BABACAR SY SÈYE