De la responsabilité de la Cour des comptes ?

La certification des comptes de l’État consiste à attester que ces derniers sont réguliers, sincères et donnent une image fidèle du patrimoine et de la situation financière de l'État.
En France, le processus de certification par la Cour des comptes repose sur un audit approfondi des comptes de l'État. Celui-ci évalue leur régularité, leur sincérité ainsi que leur fidélité à la réalité financière. La Cour émet ensuite une opinion : sans réserve, avec réserves, une impossibilité de certifier, ou un refus de certification.
Au Sénégal, la Cour des comptes effectue un contrôle financier plus global, davantage orienté vers la gestion publique. Elle ne procède pas de manière systématique à une certification des comptes. Ce rôle, en effet, n’est pas explicitement prévu par une loi organique. La Cour des comptes sénégalaise exerce principalement des missions de contrôle juridictionnel et d’audit, sans mandat formel de certification des comptes de l’État.
La déclaration générale de conformité (DGC) est rendue par la Cour des comptes du Sénégal, conformément à la (loi organique relative aux lois de finances) LOLF de l’UEMOA. Elle atteste de la concordance entre les documents comptables produits par la DGCPT (Direction générale de la comptabilité publique et du Trésor) et les écritures des comptables publics.
En France, la DGC est principalement utilisée pour attester de la régularité des comptes des collectivités publiques (collectivités territoriales, établissements publics), tandis que la certification des comptes de l’État relève d’un processus distinct, encadré par la loi organique relative (LOLF) et mené selon les standards d’audit international.
Au Sénégal, en revanche, la DGC est utilisée de manière généralisée, y compris pour les comptes de l’État, faute d’un mécanisme institutionnalisé de certification. Elle constitue ainsi l’unique forme d’attestation rendue par la Cour, sans toutefois préjuger de la régularité, de la sincérité ou de l’image fidèle des comptes — des critères qui relèvent du champ de la certification proprement dite, actuellement non prévue dans le mandat formel de la Cour.
Dans plusieurs de ses rapports annuels antérieurs à celui de février 2025, la Cour des comptes sénégalaise avait déjà alerté sur le niveau de la dette extérieure, la traçabilité de certains financements, ou encore la nécessité de renforcer le suivi des garanties d’emprunts. Elle avait émis ponctuellement des observations sur la gestion de la dette, notamment sur l’absence de centralisation complète de l’information, le non-respect de certaines procédures lors de la mobilisation de ressources extérieures, ou encore un manque de traçabilité dans l’utilisation de financements.
Cependant, ces alertes n’étaient ni globales ni aussi précises qu’en 2025. Elles manquaient de chiffres consolidés et d’une analyse structurée de l’endettement. Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi ces observations n’ont pas permis d’anticiper l’ampleur de l’écart révélé dans le dernier rapport :
L’État, via certaines directions (Budget, Trésor, Dette), n’a pas toujours fourni à la Cour une information complète et actualisée. Certains instruments de dette (emprunts directs, PPP, garanties, avances, etc.) étaient parfois absents des états budgétaires classiques.
La Cour ne dispose pas d’outils d’audit systémique en temps réel, contrairement à d’autres pays comme la France. Les audits précédents étaient souvent centrés sur des ministères ou des programmes spécifiques, et non sur l’ensemble des engagements de l’État.
Les rapports de la Cour sont sensibles, notamment en période pré-électorale ou de tensions sociales. Leur publication peut être influencée par l’environnement politique, malgré l’indépendance juridique de la Cour.
La Cour souffre d’un déficit de ressources humaines et techniques. L’orientation de ses missions peut être influencée par les priorités nationales ou la présidence de la République, et une certaine réticence institutionnelle à aborder les sujets sensibles avant les élections est possible.
Au regard de son mandat et de ses contraintes, on peut estimer que la Cour a respecté son cadre d’intervention, sans commettre de faute juridictionnelle manifeste — sauf à prouver une négligence grave ou délibérée dans la réévaluation des risques.
Néanmoins, on peut s’interroger sur un manquement partiel de vigilance, relativement aux normes internationales des institutions supérieures de contrôle. Les normes ISSAI (International Standards of Supreme Audit Institutions) définissent les bonnes pratiques en matière d’audit public : indépendance, intégrité, transparence et efficacité. Les ISSAI 100, 200 et 300, notamment, insistent sur des principes fondamentaux tels que l’identification continue des risques d’audit, une attention accrue aux domaines sensibles ou systémiques, et la capacité d’adapter les plans d’audit en fonction des signaux faibles.
Les constats récents questionnent le rôle de la Cour en tant qu’auditeur externe des finances publiques : a-t-elle correctement identifié et suivi les risques systémiques liés à la dette ? Si ce n’est pas le cas, peut-on parler de manquement professionnel grave dans la conduite de sa mission ?
Selon la norme ISA 315, les auditeurs doivent réévaluer les risques au cours de l’audit et adapter leurs procédures. Or, au Sénégal, les pratiques d’audit sont encore ancrées dans une culture administrative centrée sur les procédures formelles (vérification des pièces) au détriment de l’analyse des risques.
On peut raisonnablement conclure à une absence de réévaluation visible du risque d’endettement, malgré des signaux présents dans les budgets, les lois de finances, les engagements hors bilan, ou encore les alertes des partenaires techniques et financiers. Sans être exhaustifs, voici quelques exemples :
Exemples d’alertes antérieures non suivies d’actions :
1) Créances douteuses (2020–2023)
Alerte de la Cour :
2020 : 45 milliards FCFA de créances irrécouvrables dans le secteur de l’eau (SONES).
2022 : Montant porté à 127 milliards FCFA, incluant des dettes de collectivités locales.
Manquement : Aucune procédure de recouvrement ou sanction. La Cour n’a pas ajusté ses audits pour cibler les ministères concernés.
2) SENELEC (Société nationale d’électricité)
2021 : Dette de 215 milliards FCFA signalée, sans vérification de son intégration dans la dette publique.
2024 : Audit révèle l’absence de consolidation, faussant le ratio dette/PIB.
Manquement : Absence de méthodologie claire pour auditer les comptes des entreprises publiques.
3) Hôpitaux publics :
2022 : Dette fournisseurs de 78 milliards FCFA signalée, non intégrée dans la dette publique.
2024 : Dette portée à 120 milliards FCFA, révélée tardivement.
Manquement : Pas d’audit ciblé ni de recours à la LOLF pour imposer la transparence.
4) Divergences BCEAO vs DGT (2022)
BCEAO : Dette estimée à 6 500 milliards FCFA.
DGT : Dette déclarée à 5 800 milliards FCFA.
Réaction : La Cour n’a pas tranché cette divergence malgré ses implications sur la soutenabilité.
Conclusion partielle :
La Cour a identifié des risques récurrents sans exiger de corrections immédiates ni proposer de sanctions. L’accumulation de rapports sans effet concret interroge sur l’efficacité de l’institution.
D’un point de vue international et au regard des attentes des partenaires du Sénégal, cela constitue un manquement professionnel sur le plan éthique et technique, même si ce n’est pas juridiquement qualifiable de faute disciplinaire. Il s’agit néanmoins d’un échec professionnel sérieux et d’une lacune d’anticipation face à un risque systémique majeur.
La découverte tardive des déséquilibres entre 2019 et 2024 révèle un système défaillant. L’indépendance formelle de l’auditeur public ne suffit pas : encore faut-il disposer des données, des outils et d’une posture proactive.
La responsabilité est partagée entre la Cour (audits rigides), l’exécutif (manque de transparence), le législateur (cadre juridique insuffisant) et les partenaires internationaux (soutien technique limité).
Responsabilités par acteur :
Acteur |
Responsabilité |
Cour des comptes |
Manque d’initiative pour moderniser les méthodes (ex. audit basé sur les risques). |
Gouvernement |
Retards dans la transmission des données ; pressions politiques. |
Législateur |
Cadre juridique inadapté ; absence d’audits prospectifs obligatoires. |
Partenaires internationaux |
Appui technique insuffisant (ex. FMI, Banque mondiale). |
Recommandations :
Adopter les normes ISA : Renforcer la révision des risques d’audit.
Exemple : Le Ghana a réduit ses erreurs de dette de 30 % après avoir adopté les IPSAS.
Renforcer la Cour : Octroyer un pouvoir de saisine autonome et inscrire l’obligation de transparence financière dans la Constitution.
Former aux normes IPSAS/ISA : Réforme légale pour imposer des audits prospectifs et former les auditeurs.
Adopter le RNCE : Finaliser le Recueil des Normes Comptables de l'État pour faciliter la transition vers les IPSAS.
Créer un portail open data : Suivi en temps réel de la dette avec datavisualisation et IA pour détecter les risques émergents.
Augmenter le budget de la Cour : Actuellement limité à 2,5 milliards FCFA contre 48 milliards pour la Cour française.
Renforcer le rôle de certification : La Cour devrait viser à certifier les comptes de l’État selon les normes ISSAI.
Introduire des audits transversaux et de performance : Aller au-delà de la régularité comptable pour évaluer l’impact socio-économique des dépenses.
Former aux outils modernes de gestion des risques : Inclure modélisation de la soutenabilité de la dette et scénarios de crise.
Dr Moussa Dia
Université Iba Der Thiam de Thiès, Sénégal