La vérité sur les corps repêchés sur les plages
De nombreuses informations diffusées dans les réseaux sociaux et par certains responsables politiques ont fait état d’un lien entre la découverte de corps sans vie sur différentes plages du Sénégal avec la répression des violentes manifestations de ces derniers jours. ‘’EnQuête’’ a essayé de vérifier ces informations auprès des sources autorisées.
On se croirait dans la fameuse République de Gondwana que peint l’humoriste Mamane dans ses chroniques sur RFI. Depuis les troubles politiques ayant suivi la condamnation du président de Pastef/Les patriotes Ousmane Sonko, il ne se passe presque plus un jour sans voir des pages proches du parti le plus en vue de l’opposition parler de corps retrouvés sur une plage sénégalaise. Et souvent, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Ce sont des victimes des manifestations jetées dans la mer.
La page L’OPS nationale, pâle copie du journal ‘’L’Observateur’’ (près de 5 000 followers), s’est le plus illustrée dans ces informations macabres. Le samedi, elle est encore revenue à la charge, non sans souligner avoir été sourcée par un abonné. ‘’Plusieurs corps ont été jetés dans la mer à partir de Yoff, dans la nuit du 3 au 5 juin. Je recommande aux familles d’aller voir les détenus à Rebeuss’’, persiste la page.
Auparavant, la même page avait eu à distiller pas mal d’informations les unes plus effroyables que les autres. ‘’Un corps a été repêché à Somone’’ ; ‘’Trois corps annoncés à la plage de Saint-Louis’’ ; ‘’Un corps retrouvé à la plage de Grand Mbao’’ ; ‘’Deux corps retrouvés à Richard Toll’’… Très actif et affirmatif, la page suivie par des milliers de personnes enfonçait le clou en ces termes : ‘’Après les 30 morts annoncés (selon le bilan de Pastef), 11 nouveaux corps retrouvés : 4 à Djiffer, 3 à Joal et 4 à Dalal Jamm…’’
Ce post a été fait avant les ‘’découvertes’’ de Saint-Louis, Richard Toll, Grand Mbao…
Jusque-là, l’information venant d’une source pas du tout fiable, même si elle est très suivie, ‘’EnQuête’’ pouvait s’en passer. Seulement, hier, dans un communiqué, le leader de Frapp/France dégage, Guy Marius Sagna, député du peuple de surcroit, a tenu des propos de nature à aller dans le même sens. ‘’Macky Sall et ses partisans, dit-il dans sa missive, ont planifié des massacres, des violences de masse ; ce qui explique l’achat des voitures pickup, de machettes et la transformation de certains de nos citoyens en nervis qui utilisent ces machettes sur la résistance constitutionnelle. C’est cela d’ailleurs qui explique tous les corps – victimes de ces massacres - rejetés par la mer ces derniers jours’’.
À partir de ce moment, ‘’EnQuête’’ a voulu s’y intéresser de plus près. Interpellé, l’honorable député n’a pas voulu trop s’y épancher. À la question de savoir combien de corps ont été rejetés par la mer, il rétorque : ‘’Impossible de le dire, mais plus d’une dizaine de corps ont été déjà rejetés par la mer.’’ A-t-il été établi que ces corps retrouvés ont été victimes des manifestations ? Si oui, peut-on avoir des exemples ? À cette question, il s’est braqué et coupé court à l’interrogation. ‘’Vous ne me demandez quand même pas de faire ce qui est aussi votre job : enquête ?’’. À cette réplique, on relance : ‘’Justement, dans une enquête, on n’écarte aucune piste, on s’intéresse à toutes les sources susceptibles de nous mettre sur une piste.’’ Malheureusement, c’était la fin de la discussion.
Visiblement, le député du peuple n’a pas voulu en dire plus, ou tout simplement, il n’en sait pas plus.
Pour en savoir un peu plus sur ces informations macabres, nous avons essayé de joindre le commandant Dionne de la Brigade nationale des sapeurs-pompiers. Pour ce qui concerne les plages hors de la région de Dakar, il a confié ne pas avoir de chiffres à disposition, sous réserve de vérifications futures. Pour ce qui concerne la région de Dakar, en revanche, il affirme : ‘’Un seul corps a été retrouvé au niveau de Dakar, à ma souvenance. C’était au niveau de la plage de Malika…’’ À la question de savoir si la relation avec les manifestations a été établie, sa réponse est la suivante : ‘’Je ne peux ni confirmer ni infirmer, parce que ce n’est pas de notre compétence. Si vous voulez des informations de cette nature, il faut plutôt vous rapprocher de la police, parce que nous, on ne fait que le transfèrement des corps sans vie et on les dépose à la morgue. S’il y a besoin d’autopsie, c’est du ressort de la police et des autorités judiciaires.’’
À la suite du commandant Dionne, nous avons pu entrer en contact avec le porte-parole de la police nationale. Ce dernier promet de nous revenir ultérieurement après vérification auprès des différents services. Il faudra donc prendre son mal en patience pour avoir des éléments de réponse.
Toutefois, nous sommes en mesure d’affirmer qu’il y a beaucoup de manipulations et de précipitations dans la manière d’utiliser ces informations. L’exemple le plus éloquent, c’est le cas des deux enfants retrouvés morts dans le canal de la Compagnie sucrière sénégalaise à Richard Toll. Alors que certains internautes invoquaient systématiquement le lien avec la répression des manifestants, le correspondant de la RFM, après vérification auprès des autorités et des proches, précisait : ‘’Cela n’a rien à voir avec les manifestations. Il s’agit plutôt de deux adolescents âgés respectivement de 13 et 14 ans. Ils sont morts par noyade, alors qu’ils étaient entrés dans le canal pour récupérer leur ballon.’’
Dans le même sillage, nous avons pu vérifier les faits pour ce qui concerne les corps retrouvés au niveau des plages de Joal et de Djiffer, dans la zone de Mbour. Contacté par Le Point des Reporters, le Service départemental de pêche confie avec précision : ‘’Au niveau de Joal, un seul corps a été retrouvé au lieu de trois comme annoncé. Il s’agit d’un jeune pêcheur du nom de P. Sarr. Il est tombé de leur pirogue qui pêchait à hauteur de Pointe Sarène, le 30 mai dernier. Malgré les manœuvres, ses compagnons n’ont pas pu le sauver. Il a finalement été retrouvé le mardi 6 juin. Vu l’état du cadavre, il n’a d’ailleurs pas pu être transféré à Mbour ; il a été identifié par ses proches et enterré sur place, à Joal.’’
À propos de Djiffer, le service départemental se veut également clair. ‘’Un seul corps a été repêché, au lieu de quatre. Il s’appelle Oumar Barro, une personne qui ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales. Là également, ça n’a rien à voir avec les manifestations’’, certifie la source.
Par ailleurs, il y a aussi le cas du jeune rappeur Kana (Abdoulaye Camara de son vrai nom) qui a eu à enflammer la toile. Tué lors des manifestations par balle, il aurait été retrouvé à la plage, informaient les mêmes sources proches de l’opposition. En tout cas, les proches du rappeur ont une tout autre version des faits. Accroché par Le Point des Reporters, son frère Oumar Camara explique : ‘’Quand nous avons été informés de son décès, nous avons eu le réflexe d’aller au niveau de la brigade des sapeurs-pompiers de Dieuppeul, après de nombreux allers et retours dans différents hôpitaux. Une fois sur place, on nous a notifié que la police des HLM avait effectivement déposé un corps sans vie à leur niveau et que ce dernier avait été acheminé à l’hôpital Philippe Maguilène Senghor. Nous nous sommes alors dirigés dans ledit hôpital où nous avons pu trouver le corps d’Abdoulaye, que nous avons identifié en présence des éléments de la brigade des sapeurs-pompiers. C’est comme ça que ça s’est passé. Il n’a pas été retrouvé à la plage, comme cela a été indiqué’’, précise le frère de Kana, non sans confirmer l’information selon laquelle son frère a été tué par balle lors des manifestations.
Pour récapituler, à ce jour, nous attendons encore la preuve des trois morts déclarés trouvés au niveau des plages de la ville tricentenaire de Saint-Louis, plus de précisions sur le corps annoncé à Grand Mbao. Pour ce qui est des deux corps trouvés dans le canal de la CSS à Richard Toll, des preuves ont été apportées qu’ils n’ont rien à voir avec les manifestations violentes, dont le bilan est encore sujet à la polémique.
En ce qui concerne, par ailleurs, les quatre corps qui auraient été découverts à Djiffer et les trois repêchés à Joal, les services de pêche apportent un autre son de cloche. À les en croire, un seul corps a été découvert dans chacune des plages de ces deux communes et leur mort n’a rien à voir avec les manifs.
Toujours le mystère autour du nombre de morts À côté de ces rumeurs qui inondent la toile, il y a le voile de mystère qui entoure le nombre de morts causés par les manifestations. Pendant que le gouvernement parle de 16 morts, Yewwi Askan Wi a annoncé au moins 26 morts, compte non tenu de quatre corps en souffrance à la morgue de l’hôpital Dalal Jamm. Selon les chiffres d’Amnesty Sénégal, au moins 23 personnes ont été tuées durant les manifestations violentes. L’ONG s’est basée sur 18 entretiens, l’analyse de vidéos authentifiées et d’autres documents… ‘’Nous appelons les autorités à mener une enquête crédible, indépendante et impartiale sur les circonstances de ces morts et à garantir que les responsables d’homicides illégaux soient poursuivis selon les normes de procès équitables…’’, soutient l’organisation. Du côté de Pastef/Pikine, il n’y a aucun doute : il y a des choses bizarres dans le bilan officiel dressé par le gouvernement. Responsable de la communication de Pastef/Pikine, Habib Faye, lors d’une tournée auprès des victimes de son département, confiait à ‘’EnQuête’’ avec des noms et adresses à l’appui. ‘’Rien qu’à Pikine, nous avons neuf morts identifiés, compte non tenu de quatre autres corps qui sont dans des morgues des hôpitaux du département. Ce qui nous laisse croire qu’ils sont également de Pikine. S’il est vrai qu’il y a eu seize morts, alors presque tous sont de Pikine. Nous avons de sérieux doutes sur ce bilan’’. Selon les informations données par Le Point des reporters, à Ziguinchor, six morts ont pu être enregistrés. |
MOR AMAR