La pudeur de vivre
Au matin du 19 janvier dernier, le corps de Joachim Fernandez est retrouvé sans vie, après une nuit de grand froid, dans un hangar désaffecté de la banlieue parisienne. Comment l’ancien défenseur sénégalais, passé par Bordeaux, Caen et même le Milan AC, a-t-il fini par vivre, dormir, et donc mourir dans la rue ? Enquête, entre désillusions et fierté.
Il n’est que 16 heures, ce lundi à Domont, mais le Tabac du marché est déjà bien rempli. La bruine qui s’est abattue sur le 9-5 pousse les clients à s’attarder dans l’établissement, un des rares points de chute de cette banlieue molle de la grande ceinture parisienne. Installé au bout du zinc, à l’écart des habitués, Sébastien, SDF. D’ordinaire, c’est dehors qu’il boit sa bière. Et dans une canette de cinquante centilitres plutôt que dans un verre. Mais aujourd’hui, le petit bonhomme engoncé dans sa parka a décidé de faire une exception. Pour évoquer son ami Joachim Fernandez, dont il a signalé le décès aux pompiers un mois auparavant, au matin du 19 janvier, après “une nuit très dure, durant laquelle il avait fait très froid” : “Il dormait bien couvert, un duvet et un dessus de canapé très épais en mousse.
Ça tient chaud. On était trois, Momo m’a alerté. J’ai senti le corps froid. J’ai pris le pouls au cou, rien.” Cette dernière nuit, l’ancien joueur de 43 ans la passe dans un hangar désaffecté, qui n’offre comme unique protection qu’un toit en tôle, une dalle de béton au sol et quelques murs en parpaing. Une situation de dénuement extrême que sa famille et ses amis les plus proches ignoraient. Peu avant le drame, Fernandez mettait “un dernier coup de pied aux fesses” de Sébastien pour que ce dernier effectue les démarches administratives qui pourraient l’aider à obtenir carte d’identité et compte en banque.
Alors que des larmes se forment dans ses grands yeux plantés sous son bonnet, Sébastien peine aujourd’hui à croire au passé de footballeur professionnel de son ami Joachim au moment de découvrir, sur un téléphone, une vidéo dans laquelle Fernandez, alors aux Girondins de Bordeaux, s’exprime avant un huitième de finale de coupe de l’UEFA face au Betis Séville, un soir de décembre 1995 : “Ils ont des chaussures, on a des chaussures. Ils ont des maillots, on a des maillots. La vérité, c’est sur le terrain, c’est tout.” Sébastien, dont les larmes redoublent, reconnaît bien là le goût de son pote pour les métaphores, lui qui aimait répéter que “quand deux crocodiles se frottent, le margouillat se met à l’écart”. Sa manière à lui d’avertir que, dans la vie, le conflit ne résout rien. Une fois le téléphone reposé sur le bar, Sébastien réalise. “Alors il était vraiment connu… Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment il en est arrivé là.”
“Le nouveau Desailly”
Avant de disputer ce huitième face au Betis, la route a été longue pour Joachim Fernandez. Comme pour beaucoup de joueurs sénégalais, c’est sur les terrains incertains de la banlieue de Dakar qu’il débute. “Quand il était petit, alors qu’on lui disait qu’il fallait aller à l’école, il répondait qu’un jour, il serait un grand monsieur du foot”, se rappelle Laurent, son grand frère. Repéré par le club de Yeggo alors qu’il soulève la poussière lors d’un tournoi de quartier, Joachim annonce la couleur à Amadou Touré, son président : “Il est arrivé chez nous en disant qu’il n’était pas un joueur pour le Sénégal, mais pour la France et les pays développés. On a tous rigolé, mais il y croyait.” Bordeaux est le premier à lui donner raison. À 20 ans, le voilà qui s’envole pour l’Europe, avec en tête cette phrase prononcée par son aîné : “Un Black doit toujours être devant.”
Après deux prêts en D2, à Sedan en 1993, puis à Angers en 1994, Joachim est conservé par les Girondins. Le défenseur dispute ses premières minutes dans l’élite face à Lens, d’abord, puis un mois après lors de ce match à Séville, où il est aux premières loges pour voir Zidane réussir son fameux lob en demi-volée des trente-cinq mètres. Au tour suivant, lors de la rencontre mythique face au Milan AC que les Bordelais étrillent 3-0, il entre dans les dernières minutes, “pour que l’équipe bénéficie de son jeu de tête, alors que nous étions dominés”, se remémore Gernot Rohr, coach à l’époque. Joachim ne le sait pas encore, mais à 23 ans, ces neuf matchs disputés sous les couleurs bordelaises représenteront la période la plus faste de sa vie de footballeur. Non conservé, il poursuit sa carrière à Caen, avant de bourlinguer en Italie – où la presse le présente comme “le nouveau Desailly”– sans s’imposer, ni à l’Udinese ni à Monza, et encore moins au Milan AC, qu’il rejoint en 1999 avant d’être prêté sans plus de succès à Toulouse.
S’ensuit un séjour chez les Écossais de Dundee United, où ses seuls faits d’armes demeurent une tentative d’étranglement sur Paul Gascoigne, lors d’un match de gala face à Everton, et une vilaine blessure au genou gauche, qui le force à mettre un terme prématuré à sa carrière en 2001, après une dernière pige en Indonésie. À 29 ans, Joachim Fernandez se trouve face au plus gros défi de son existenceb: trouver un sens à une vie qu’il devra poursuivre en dehors des terrains. Notamment ceux du Japon et de la Corée du Sud. “L’année avant la Coupe du monde 2002, il avait reçu une convocation, se souvient son frère Laurent. Mais il ressentait déjà quelques douleurs et ne s’entendait pas avec certains membres de l’équipe nationale. Il l’a toujours regretté et a beaucoup pleuré de ne pas avoir participé à l’épopée des Lions (quarts de finale, ndlr).”
Canette de 1664 et Maître Capello
Pour marcher dans les pas du dernier territoire connu de Joachim Fernandez, il faut parcourir les vingt-trois minutes de train qui séparent la gare du Nord de celle de Domont, dans le Val-d’Oise. Puis emprunter la rue de la Gare, coincée entre le bien nommé Restaurant, avec ses stores baissés, et un ensemble HLM en brique rouge. Là, sur la place du Marché, Rachid, sa voix enrouée et son sourire triste. Domontois depuis 1977, il explique en agitant sa canette de 1664 qu’il a rencontré Joachim “dans la rue” : “Nous, on zone en bas, à côté du Leader Price. On était une petite équipe, et lui, il était de son côté. Et puis un jour, on lui a dit : ‘Vas-y, tu peux te poser. Maintenant, t’es avec nous.’ Quand on était ensemble, on tissait. Toute la journée.” S’il ne sait pas comment il a atterri là –“Il était discret sur le sujet”–, Rachid garde surtout l’image d’un homme cultivé, souvent occupé à remplir des grilles de mots croisés et qu’il surnommait donc “Maître Capello”.
“Il arrivait fréquemment qu’il me reprenne lorsque je faisais une faute de français. Et puis c’était une encyclopédie. Il parlait plein de langues africaines, anglais, un peu italien, un peu allemand, un peu tout.” De l’autre côté de la place, le Tabac du marché. À l’intérieur, Marie encaisse cigarettes et Rapido, après avoir passé sa matinée à servir les premiers clients, comme elle le faisait tous les jours avec Joachim Fernandez lorsqu’il pénétrait dans son troquet avec sa démarche hésitante, la faute à ce genou gauche jamais vraiment réparé. “Il passait à 8 heures pour prendre son café et faire sa toilette, serviette autour du cou. Puis il demandait une bouteille d’eau pour la journée. Il portait toujours son anorak bleu et son survêtement bleu marine.
C’était un client très poli, très humble et toujours propre.” Comme Rachid, Marie décrit un homme qui “ne racontait pas sa vie” : “Joachim, on sentait qu’il ne voulait ni évoquer le passé ni prévoir l’avenir. C’était quelqu’un de triste, visage dur, sauf lorsqu’il parlait de son fils. Il était si fier de lui, de ses études supérieures. Je lui disais : ‘Mais Joachim, tu vas le voir un jour ton fils ?’ Il me répondait : ‘Non, il est bien là où il est.’ Il ne voulait pas lui poser des problèmes, disait qu’il lui avait fait assez de mal.” De l’autre côté du bar, Rani, un client, se souvient de Joachim comme d’une “véritable figure” de Domont. “Il saluait tout le monde, et tout le monde le connaissait, même s’il ne parlait pas, raconte l’homme en survêt, avant de marquer quelques secondes de pause. Le voir dans cet état, alors qu’il a joué avec Zidane, ça fait réfléchir à la vie.”
Des caisses de château Pape-Clément
Cette fin de parcours tragique est le résultat d’un cocktail létal fait de générosité, de fierté, de rêves de foot brisés et de vie de famille compliquée. Durant sa courte carrière de joueur, Joachim s’est d’abord et toujours évertué à envoyer de l’argent à sa famille restée au pays. Par devoir, comme l’explique l’ancien footballeur primaire des Missionnaires du Sacré-Cœur de Dakar. “Pour nous, joueurs africains, donner l’argent de la popote à sa famille pour qu’elle mange, c’est normal. Jok vient d’une famille modeste, et il a beaucoup investi pour l’aider. Si on était nés suédois ou finlandais, on n’aurait pas ces problèmes-là. Notre solidarité crée un immobilisme chez certains de nos proches.
‘On ne se bouge pas, il y a tonton qui envoie de l’argent.’” Mais “Jok”, comme le surnomment ses amis africains, donc, fait un peu plus que remplir les assiettes. À Dakar, il transforme la modeste maison familiale en immeuble, en l’agrandissant de deux étages. De la même façon, il organise et finance le mariage de son frère. Au quotidien, Fernandez dépense sans compter, vivant souvent au-dessus de ses moyens. À Bordeaux, alors qu’il ne bénéficie que d’un contrat d’aspirant, il aide financièrement la communauté africaine, raconte son frère Laurent, parce qu’il “ne voulait pas voir des gens souffrir”. À Caen, Aline et ses parents s’occupent de son installation, à la demande d’Ibrahim Ba.
Et font le même constat. “Dès qu’il avait du pognon, il aidait tout le monde, payait des coups à tout le monde. C’était un truc de malade. Il avait autour de lui beaucoup de personnes sangsues, qui étaient là pour profiter de lui”, se souvient Aline, une proche d’Ibou Ba qui devient une amie de Fernandez. Martine, la maman d’Aline, a du mal à retenir ses larmes lorsqu’elle évoque Joachim. “Il avait tellement bon cœur. Chez lui, il avait des caisses de château Pape-Clément. On en buvait chaque fois qu’il nous invitait, et il en apportait lorsqu’il venait à la maison.” Problème : Joachim Fernandez garde ce rythme de vie fastueux une fois sa carrière terminée. “Il ne s’était pas préparé psychologiquement à la blessure, ne s’était pas projeté dans l’après-carrière, regrette Oumar Dieng. Aujourd’hui, même en ayant bien gagné sa vie durant sa carrière, il est impossible de passer sa retraite sans travailler.” Surtout lorsqu’on continue de brûler la chandelle par les deux bouts. Sitôt sa fin de carrière actée, Joachim Fernandez s’empare du pécule de dix mille euros versé par l’UNFP à tout joueur ayant cotisé au syndicat, et s’envole régaler en cadeaux toute sa famille sénégalaise.
Pourquoi ? Comme l’explique le journaliste sénégalais Amedine Sy, “quand un Africain vient en Europe, il a honte de revenir au pays dans le besoin”. La particularité culturelle est confirmée par Dieng : “S’il n’avait qu’un seul billet et qu’il préférait le donner à sa famille et manger des cailloux, c’était tout à son honneur. Mais personne ne lui a braqué une arme sur la tempe pour l’obliger à le faire. Nous, les Africains, on a cette fierté, et on l’aura toujours.” Cette même fierté qui lui rappelle sans cesse qu’il ne sera finalement pas un grand monsieur du foot. “Il parlait de Zidane, mais beaucoup ne le croyaient pas, se rappelle Brigitte, sa dernière petite amie, rencontrée peu de temps après son arrivée à Domont. On est partis ensemble une fois en vacances, et il était comme un fou dans l’aéroport, très à l’aise, ça lui rappelait les voyages pendant sa carrière. Surtout qu’en Tunisie, c’était la vedette. Je n’existais plus vraiment mais ça lui redonnait du bonheur de raconter sa carrière à son petit comité. Après, lorsqu’on revient à la vraie vie, tout ça part… Jok avait connu la gloire et il s’est retrouvé bien bas.”
“Un suicide à retardement”
Enfin, il y a la fierté de vouloir s’en sortir seul, sans jamais tendre la main. “Après l’arrêt de sa carrière, Jok s’est cherché, pose Dieng. Il n’était pas accompagné. Quand on aime prendre les décisions seul, on se retrouve trop peu entouré.” Alors Fernandez tâtonne. Il est d’abord reçu par l’UNFP, dans le but d’établir un projet de reconversion qu’il finit par mettre de côté. Il valide ensuite ses diplômes d’entraîneur et passe quelques mois à Dakar, lors desquels il coache avec succès une équipe de quartier. Sans suite, et de toute façon trop loin de son fils.
De retour en France, il se contente du RSA et vit entre l’appartement de son neveu, à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine, et celui de Mose, le petit frère d’Oumar Dieng, qu’il a aidé lorsque ce dernier étudiait à Bordeaux et qui vit dans un pavillon à Domont. On est alors en 2003, l’année de sa rencontre avec Dwen, le frère d’une amie de Mose. L’homme s’est mis en tête de lancer une marque de sport et a besoin de l’aide d’un ancien footballeur pour lui ouvrir des portes. Joachim accepte illico et s’installe dans les bureaux de DWN TWN. “Joachim ne connaissait rien à l’univers du textile, mais il était très intelligent. Il m’a tout de suite présenté plein de joueurs, rembobine l’entrepreneur.
Anelka, Zidane, Lizarazu, Laslandes, Wilson Oruma, Kevin Keegan et tant d’autres. Grâce à lui, j’ai pu sponsoriser le jubilé de George Weah, qui était diffusé en direct sur Eurosport.” L’aventure dure jusqu’en 2007, et la mise en stand-by de la marque, qui ne décolle pas. Dwen propose alors à Joachim de s’installer chez sa sœur Fanta. Seulement, Joachim n’est pas homme qui accepte la charité. Macodé Sarr, travailleur social à Paris et compatriote sénégalais, en sait quelque chose. Leur rencontre, il y a un an, sur le marché de Domont, se fait autour d’un sachet de légumes tendu par Jok. “Tiens, c’est pour toi. T’es un ‘Gale-Sène’, tu ne paies rien.” À partir de là, les deux hommes ne se quittent plus. À tel point que Macodé lui laisse une clé de chez lui.
“Dès que je l’ai vu, je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas, expose-t-il en tassant son Amsterdamer dans sa feuille Zig-Zag. Je lui ai ordonné de mettre sa fierté de côté.” Mais Joachim n’a jamais accepté d’utiliser la clé offerte, ne s’autorisant à aller chez Macodé qu’à l’unique condition que ce dernier soit présent, généralement pour regarder un match de foot ou écouter du Youssou Ndour autour d’un mafé. Pareil chez Mose. Et lorsque l’un d’eux lui propose un billet, il refuse. Systématiquement. “Il ne voulait pas de ses rapports-là, alors que Dieu sait qu’il en avait sûrement besoin”, regrette Oumar Dieng. Sur la fin, comme le pressentait Marie, du Tabac du marché, Joachim semble ne plus avoir envie. De rien. Pas même de vivre.
“On s’est vus la veille, il me paraissait si fatigué par la vie, abattu, je ne l’ai pas reconnu”, confie Brigitte. Qui cherche encore des réponses : “Je pense que la séparation avec son ex-femme, le fait de ne plus voir son fils – dont il me parlait beaucoup – et la fin de sa carrière de foot lui ont fait mal. Je n’ai jamais su toute cette détresse, il était très pudique. Il y a forcément eu un élément déclencheur qui a fait que… Mais ça, je ne le saurai jamais.” “Son problème n’était pas l’argent. Il était dans une dépression chronique. Il avait besoin d’un soutien physique, moral, intellectuel, pleure aujourd’hui Macodé. C’est à ce niveau que je me dis qu’on a loupé quelque chose.” Avec autant de pied-à-terre, chacun imaginait qu’il était chez un autre. “Et puis à 40 ans passés, nous n’avions pas à lui demander de se justifier lorsqu’il découchait”, assène Dieng. Si Macodé Sarr qualifie le tragique événement de “suicide à retardement”, Oumar Dieng préfère penser que “cette nuit-là, c’était son heure. Il est parti comme il l’a souhaité.”
•TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR FB ET ME (sofoot)