Publié le 27 May 2024 - 16:59

Gare aux dérives !

 

Les récentes attitudes du Premier Ministre m'amènent à poser le débat sur les prémices d'un désordre institutionnel. Que les adeptes de la pensée unique  et les théoriciens de l'état de grâce - qui ne saurait être une période de non-droit -, me comprennent: je ne suis pas dans des considérations politiciennes.  Seuls la rigueur intellectuelle et un  attachement viscéral à la légalité constitutionnelle fondent ma sortie. Car, ce que je considère comme les dérives anticonstitutionnelles du premier m'inquiète.

Brefs rappels historiques

Au Sénégal, la réforme constitutionnelle du 22 février 1970 s'est principalement caractérisée par la réintroduction de la notion de gouvernement avec un chef de gouvernement distinct du Président de la République, système qui avait été abandonné et remplacé par un Exécutif monocéphal. La réforme était destinée à corriger les excès et les insuffisances du régime présidentiel en vigueur depuis 1963, et a instauré un régime hybride dit présidentialiste.

En dépit des parenthèses de suppression du poste de Premier Ministre, la survivance du présidentialisme renforcé reste constante. Cependant avec la troisième alternance survenue le 25 mars 2024, on est en train de s'installer dans une dyarchie de fait au sommet de l'Etat: un Président de la République qui inaugure les chrysanthèmes dont l'autorité semble s'effilocher au profit d'un hyper Premier Ministre qui marche sur ses plates bandes et empiète sur son domaine réservé.

Pour les non initiés, le domaine réservé est une expression juridico-politique non écrite dans la Constitution, qui désigne la compétence particulière et exclusive du Président de la République. Il exclut l'ingérence de toute autre personne. 

La théorie du " domaine réservé " résulte de la pratique des institutions françaises de la Ve République. Même non écrite, elle organise la dyarchie du pouvoir exécutif que représente le couple politique formé par le Président de la République et le Premier Ministre, chef du gouvernement.

 En France, la Constitution de 1958 qui efface les avatars de l'instabilité institutionnelle de la IVe République, confère exclusivement au Président de la République, des pouvoirs en matière de défense nationale et de politique étrangère. Au-delà de ces pouvoirs reconnus par la Constitution, la pratique institutionnelle donne une large place au président de la République dans son domaine réservé depuis la fameuse formule du Président  Jacques Chaban-Delmas, du haut de son perchoir du Palais Bourbon en 1959.

Au demeurant, toujours en France, cela ne signifie pas que la politique étrangère et celle de défense relèvent du pouvoir exclusif du Président de la République. Le Gouvernement, lui aussi, dispose de larges prérogatives du fait du rôle prééminent du Premier Ministre dans la détermination et la conduite des affaires publiques. 

C'est en période de cohabitation que la notion de “domaine partagé” qu'apparaît, pour respecter l'esprit de la Constitution de 1958 qui confère des pouvoirs propres au Premier Ministre qui “détermine la politique de la Nation” (art 20) et est “responsable de la défense nationale” (art 21)

A contrario, même si le régime politique sénégalais s'inspire largement de l'organisation des pouvoirs politiques de la Ve République, il s'en démarque très vite par la centralité du Président de la République dans la gestion de l'Etat.

Le régime présidentialiste

En effet, au Sénégal, “le Président de la République détermine la politique de la Nation” (art 42 alinéa 4) et garde la main sur l'essentiel des compétences du pouvoir exécutif. Aussi, “Le Président de la République est-il responsable de la Défense nationale.” (Art 45)

En outre, le Président de la République garde la haute main sur la politique étrangère. Car, “Les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui.” (Art 46 - alinéa 2)

Alors que le Chef du Gouvernement devrait se contenter de son rôle de conduite et d'exécution des politiques publiques en vertu des dispositions de la Constitution en son article 53 qui indique: “le Gouvernement conduit et coordonne la politique de la Nation sous la direction du Premier Ministre”. Il est à la fois responsable devant l'Assemblée nationale et devant le Président de la République qui peut le démettre à tout moment.

Même si en vertu de l'article 50 de la Constitution, “Le Président de la République peut déléguer par décret, certains pouvoirs au Premier Ministre ou aux autres membres du Gouvernement” (ce qui n'est pas encore le cas), en sont exclus les pouvoirs prévus par les articles 42 (la détermination de la politique de la Nation), 46 (la diplomatie, la politique étrangère)....

Ousmane Sonko, Président du parti Pastef, membre de la Coalition Diomaye Président, pouvait se permettre durant la campagne électorale, toute déclaration d'intention sur l'organisation de la Défense nationale, la politique étrangère du Sénégal et tutti quanti. Une fois nommé Premier Ministre, il doit inscrire son action et calibrer ses déclarations itérativement gênantes sur son domaine de compétences, en évitant de traiter des questions qui relèvent des pouvoirs propres et exclusifs du Président de la République. Alioune Tine en des mots particulièrement choisis, d'ailleurs, a alerté dans ce sens.

Tout républicain a été gêné d'entendre Sonko annoncer devant Mélenchon, “la volonté du Sénégal de disposer de lui-même, laquelle volonté est incompatible avec la présence de base militaire étrangère.” Il ne devait pas en être l'auteur et Mélenchon, le destinataire. Les politiques de défense et de coopération militaire sont en effet du domaine réservé du Président de la République. 

Naguère, Ousmane Sonko annonçait aussi une série de tournées dans les pays dirigés par des militaires arrivés au pouvoir par un coup d'Etat, comme s'il cherchait à prendre le contrepied du Président de la République qui entamait des visites de travail et d'amitié dans les pays qu'il estime fréquentables.

Qui plus est, l'on a constaté ces derniers jours, un ballet diplomatique dans le bureau du Premier Ministre qui brûle ainsi la politesse au Président de la République en recevant les ambassadeurs de France, des Etats Unis, du Maroc …. Ont-ils discuté des nouveaux axes diplomatiques que le Sénégal a adoptés à l'égard de leur pays respectif? Depuis quand le Premier Ministre est-il l'interlocuteur des ambassadeurs accrédités auprès au Sénégal? Ces plénipotentiaires considèrent-ils Ousmane Sonko comme leur porte d'entrée dans leur volonté mal contenue de réchauffer des relations diplomatiques cahoteuses, ponctuées de déclarations acariâtres et peu accommodantes du Président de Pastef?

Certes, de tradition, les Premiers ministres ont toujours reçu des ambassadeurs et représentants d'organisations internationales, mais c'est quand même saugrenue que le Président Diomaye Faye s'aplatisse de cette manière pour laisser à son Premier Ministre, exercer ses prérogatives constitutionnelles en matière de Défense et de politique étrangère. Le souligner est un devoir républicain. Cela ne relève point d'une transgression de la règle non écrite de “l'état de grâce” qui, sans être une période de non-droit, s'impose à nous tous. C'est plutôt, une une belle occasion pour attirer l'attention de l'opinion sur les risques de dérive d'une dyarchie constitutionnelle qui ne dit pas son nom et qui s'installe de manière pernicieuse.

Sonko n'est pas Diomaye. Il n'est pas non plus un Président-bis, encore moins un Vice-président. En attendant l'organisation d'un référendum constitutionnel ou l'avènement d'une majorité parlementaire confortable pour instaurer une dyarchie qui s'apparenterait au couple Senghor-Dia - ce qui semble être la volonté du nouveau régime - Ousmane Sonko doit s'abstenir de piétiner la Constitution et se résoudre à accepter la rigueur implacable du suffrage universel. C'est Bassirou Diomaye Faye qui a été élu. Quand bien même, sans Sonko, cela aurait été plus difficile. Mais cela ne doit pas justifier qu'il surfe sur cette légitimité politique pour bouleverser l'ordre constitutionnel.

Pour conclure, avec des références itératives et quasi idolâtriques à l'ancien Président du Conseil, Mamadou Dia, Ousmane Sonko semble vouloir créer une dualité au sommet de l'Etat. A mon avis, aucune ambition ne devrait ressusciter le bicéphalisme qui a plongé le Sénégal dans une grave crise politique en  décembre 1962.

Vive la République

Vive le Senegal

*Babacar Gaye,

ancien Ministre d’Etat et Leader du Mouvement Mankoo Mucc

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