Publié le 16 Apr 2025 - 12:54
GEL DE L'AIDE AMÉRICAINE

Des chercheurs craignent une menace pour l’agriculture au Sénégal

 

Plus de 80 % des programmes de l'USAID ont été gelés ou supprimés par l’administration Trump. Au Sénégal, comme dans la plupart des pays africains, plusieurs secteurs clés sont concernés par cette mesure, notamment l’agriculture, dont l’investissement public national est dominé à 51,8 % par le financement extérieur pendant la période 2023-2025. Trois chercheurs sénégalais analysent les conséquences possibles du gel de l'aide américaine sur l'agriculture au Sénégal, avant de dégager quelques perspectives pour une souveraineté.

 

Le président Donald Trump a suspendu, voire annulé des milliers d’aides internationales américaines. Cette décision a entraîné la fermeture temporaire de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui dispose d'un budget estimé à plusieurs millions de dollars et intervient dans plusieurs pays.

Au Sénégal, des secteurs comme la santé, l'éducation, etc., sont touchés. L'agriculture, qui occupe une place importante dans les politiques publiques, demeure la principale activité en milieu rural. Dans une contribution publiée dans la revue “The Conversation”, trois chercheurs des universités Iba Der Thiam de Thiès, Alioune Diop de Bambey et du Centre de recherche en économie et finance appliquées de Thiès (Crefat) alertent le gouvernement sur les conséquences possibles du gel de l'aide américaine sur l'agriculture au Sénégal.

Faible accès au financement agricole

D'après ces chercheurs, le financement joue un rôle crucial dans toute la chaîne de valeur agricole. De la production à la commercialisation, les producteurs ont, de manière dynamique, des besoins de financement pour l’exploitation et l’investissement dans le matériel agricole, le foncier et les aménagements hydroagricoles.

Cependant, selon l’étude de la Direction de l’analyse, de la prévision et des statistiques agricoles du Sénégal, le niveau d'accès au financement des ménages agricoles est faible, correspondant à 9,4 % avec une grande disparité au niveau régional. “La part de financement des institutions gouvernementales et du secteur bancaire formel dans l’agriculture est faible. Elle représente respectivement 2,4 % et 10,5 %. L'intervention de l'État, soutenue par des ressources internes et externes, est essentielle pour accompagner les producteurs tout au long de la chaîne de valeur”, soulignent les trois chercheurs.

Dans leur analyse, ils montrent que l'investissement public national est dominé à 51,8 % par le financement extérieur pendant la période 2023-2025, malgré la hausse du budget de l'agriculture qui augmente depuis une décennie.

Dans ce contexte, la suspension partielle de l’aide publique au développement des États-Unis soulève légitimement des interrogations sur son ampleur dans le secteur agricole du pays et les impacts possibles sur le développement de ce secteur.

Les États-Unis, à travers l’USAID, sont un partenaire du Sénégal depuis 1961, finançant des projets essentiels dans les domaines de la santé, de l'éducation, des infrastructures et de l'agriculture. "Au cours du quinquennat 2019-2023, les États-Unis ont versé, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 965 millions de dollars US au Sénégal au titre de l’aide publique au développement. Dans le secteur agricole, l'USAID a soutenu des initiatives visant à améliorer la productivité, la sécurité alimentaire et le développement rural", analysent-ils.

Ainsi, de 2020 à 2025, ce partenaire aurait décaissé, à travers diverses initiatives dans le secteur agricole, un montant de 100,4 millions de dollars US.

Conséquences potentielles du gel de l’aide américaine

D’après les chercheurs, le gel du financement porté par l’USAID aura sans doute des répercussions négatives multiformes sur le secteur agricole sénégalais, provoquant notamment des retards ou des perturbations dans la conduite des politiques publiques agricoles appuyées par l’initiative Feed the Future, qui vise à renforcer la sécurité alimentaire. Ces perturbations risquent de compromettre les objectifs en matière de développement agricole inclusif et de sécurité alimentaire et nutritionnelle.

Certains programmes financés par l'USAID sont dédiés à la vulgarisation agricole et à la formation des agriculteurs, en particulier des jeunes et des femmes. Un gel de cette aide risquerait de limiter l'accès à ces connaissances et freinerait les progrès agricoles. Ils soulignent aussi que l'aide américaine soutient l'accès des producteurs aux intrants agricoles, tels que les semences améliorées, les engrais et les pesticides. Un gel de cette aide limiterait l'approvisionnement en ces ressources essentielles, nuisant ainsi à la productivité des cultures.

La diminution du soutien aux petites exploitations agricoles, qui constituent une part importante du secteur agricole au Sénégal et dépendent souvent de l'aide internationale.

Selon les universitaires, un gel de l'aide pourrait les rendre plus vulnérables aux crises économiques, aux conditions climatiques défavorables et aux fluctuations des prix des produits agricoles.

L'aide américaine, disent-ils, soutient la recherche et le développement dans le secteur agricole, en particulier pour développer des technologies adaptées au climat et aux réalités locales. Sans ce financement, les efforts de recherche pourraient être ralentis, freinant l’innovation dans le secteur. C'est le cas du financement du laboratoire Feed the Future Innovation Lab for Climate Resilient Cereals (CRCIL), qui a également perturbé certaines recherches au Sénégal, notamment la recherche sur le blé adapté au climat de l'Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra).

L’effet domino que craignent ces chercheurs est que le gel de l'aide américaine pourrait envoyer un message négatif aux autres bailleurs de fonds, incitant d'autres partenaires internationaux à réduire leur soutien. “La réduction des investissements dans les infrastructures agricoles pourrait retarder ou annuler des projets essentiels comme les routes, les systèmes d'irrigation et les entrepôts. L’aide américaine joue un rôle clé en finançant ces infrastructures, indispensables à l'efficacité des exploitations agricoles”, notent-ils dans leur article.

Les co-auteurs concluent qu'un gel des programmes de l’USAID aurait des conséquences directes et indirectes sur le financement et le développement de l'agriculture au Sénégal. "Le pays pourrait voir une diminution de sa compétitivité agricole, une augmentation de la pauvreté rurale et un ralentissement dans la modernisation de son secteur agricole", alertent-ils.

Perspectives pour une souveraineté

Le gel de ces programmes soulève ainsi la question de la dépendance des États à faibles revenus à l’aide internationale. Selon les trois chercheurs, en dépit de la suspension de cette aide, qui aura des conséquences évidentes, elle "offre l’opportunité aux pouvoirs publics de mieux identifier les  faiblesses dans les chaînes de valeur agricoles qui ne fonctionnent correctement qu’avec ou en grande partie grâce à l’aide publique au développement".

Dans un contexte où le Sénégal met l’accent, avec son nouveau référentiel de politique et programmes publics, sur la souveraineté et le développement endogène, les chercheurs soulignent que "la décision, aussi brutale soit-elle", doit être exploitée pour poser les bons diagnostics. "Le pays doit ainsi renforcer l’autonomie des acteurs locaux et des institutions gouvernementales. Il est donc essentiel de construire des capacités institutionnelles locales afin que l’État puisse réduire son recours à l’aide publique au développement. Cela pourrait inclure le développement de mécanismes novateurs pour augmenter les capacités nationales de financement endogène et durable du développement agricole", suggèrent-ils.

Pour atteindre la souveraineté dans ce secteur, les trois chercheurs proposent des financements commerciaux, tels que le crédit commercial, le crédit fournisseur d’intrants et le crédit offert par les entreprises de commercialisation ainsi que des financements par créances clients et affacturage.

Ils évoquent également des instruments de réduction des risques comme l'assurance agricole et les contrats à terme de gré à gré. "L'implication du secteur privé doit aussi être réfléchie à l’aune d’instruments tels que les partenariats public-privé agricoles permettant un plus grand financement du secteur sans une prise de risques trop prononcée pour les finances publiques", ont-ils recommandé.

Selon les trois chercheurs, l'exploitation du pétrole et du gaz au Sénégal constitue une opportunité majeure en faveur du développement de l’industrie locale, notamment pour la disponibilité des facteurs de production agricole tels que l’engrais et la tuyauterie pour le développement de l’irrigation. "Les ressources tirées de l’exploitation de ces hydrocarbures devraient permettre à l’État du Sénégal de mieux développer le secteur agricole. Il s’agira, en définitive, de transformer le gel de l’aide américaine en opportunité pour un secteur agricole plus résilient face aux défis de son financement”, concluent-ils.

F. BAKARY CAMARA

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