Et si on revisitait Nietzsche ?
Ces derniers mois, après l'annonce d'un nouveau gouvernement composé principalement de technocrates, la question de ce qui fait un « bon » gouvernement mérite d'être examinée sous un nouvel angle. La philosophie de Friedrich Nietzsche offre ici une perspective stimulante pour réfléchir à cette question.
Oui, la pensée de Nietzsche reste complexe et ouverte à de multiples interprétations et qu’il faut donc en faire une lecture nuancée. Oui, il faut éviter les simplifications abusives lorsqu'on la mobilise pour comprendre le monde politique contemporain. Oui, le penseur allemand a la réputation d'être un philosophe sulfureux et incompris, MAIS se tourner vers lui permet de comprendre de nombreux phénomènes contemporains, notamment politiques.
En effet :
- Nietzsche a remis en question les valeurs morales traditionnelles de la société occidentale, notamment le christianisme et le concept de « vérité objective ». Il a encouragé une réévaluation critique des normes et des croyances établies.
- Son concept de « volonté de puissance » comme moteur fondamental de l'existence humaine a souvent été interprété en termes de compétition et de recherche du pouvoir, ce qui résonne avec de nombreux enjeux politiques actuels.
- Sa critique du « troupeau » et de la « morale d'esclaves » a inspiré des mouvements politiques se voulant « élitistes » ou « anticonformistes ».
- Son perspectivisme et son rejet du rationalisme absolu ont influencé des courants politiques remettant en cause les « vérités » établies et valorisant l'expression des différences.
- Certaines dérives totalitaires du 20e siècle ont aussi parfois été associées à une mauvaise interprétation de la pensée nietzschéenne, bien que ce lien soit fortement contesté.
Qu’en est-il du nouveau gouvernement de Ousmane Sonko ?
Dans le contexte du nouveau gouvernement sénégalais, l'œuvre de Nietzsche « Le crépuscule des idoles ou comment on philosophe avec un marteau » offre un éclairage intéressant. L'auteur y remettrait en question les valeurs traditionnelles et les « idoles » de la société. Il y prônerait une remise en cause radicale des préjugés et dogmes dominants.
Appliqué à la question du gouvernement, ce regard « au marteau » de Nietzsche nous inviterait à nous détacher des critères conventionnels pour juger de la qualité d'un exécutif. Plutôt que de se focaliser sur des attributs comme l'expérience politique ou l'appartenance partisane, Nietzsche nous pousserait à nous interroger sur la légitimité même de ces idées reçues.
Dès lors, un bon gouvernement ne se définirait pas par la conformité aux standards établis, mais par sa capacité à remettre en cause les dogmes, à bousculer les habitudes et à proposer une vision novatrice. L'arrivée de technocrates, dénués des pesanteurs politiques traditionnelles, pourrait ainsi être perçue comme une opportunité de renouveau, plutôt que comme un manque d'expérience.
Bien sûr, cela ne signifie pas de rejeter en bloc toute forme d'expertise ou d'expérience. Mais Nietzsche nous inciterait à les considérer non pas comme des gages de légitimité, mais comme de simples outils au service d'une « volonté de puissance » - celle d'un gouvernement qui ose remettre en question les évidences pour mieux reconstruire.
En définitive, un bon gouvernement, vu à travers le prisme nietzschéen, serait celui qui a le courage de « philosopher avec un marteau », c'est-à-dire de briser les « idoles » pour laisser émerger de nouvelles perspectives, plus en phase avec les défis contemporains. Une approche stimulante, certes, mais également exigeante pour des dirigeants qui devront faire preuve d'audace et d'un esprit critique aiguisé.
Amadou Moctar ANN,
chercheur en Sciences politiques
et analyste pour des questions de sûreté.