Publié le 23 Sep 2012 - 22:26
HUGUETTE LABELLE PRÉSIDENTE TRANSPARENCY INTERNATIONAL

«Contre la corruption, il est temps de passer à l'action»

 

 

Sous-ministre dans le gouvernement canadien pendant 19 ans, à un poste qui n'a aucun contenu politique car relevant de la Fonction publique, puis présidente de l'Agence canadienne pour le développement international (ACDI) durant sept ans, Huguette Labelle est venue au Sénégal se rendre compte de l'action citoyenne des communautés locales, mais également pour constater l'engagement de l'Etat à lutter contre la corruption et à récupérer les «biens mal acquis». Pour elle, il est urgent d'agir sous peine de désillusion.

 

Quelle est votre mission au Sénégal ?

 

Le Forum civil, qui est notre section Transparency international au Sénégal, m'a invité parce que ce pays vit un moment névralgique après l'élection d'un nouveau président de la République, d'un nouveau gouvernement, d'une nouvelle Assemblée nationale. Nous voulons donc profiter de ces moments là pour essayer de trouver un avenir meilleur. C'est dans cet objectif et ce cadre que j'ai rencontré le chef de l'Etat, le président de l'Assemblée nationale, la Vérificatrice générale. Nous voulons aussi savoir ce qui se passe dans les communautés locales où très souvent, existent de nombreux problèmes de nature différente.

 

Et qu'est-ce qui se passe dans les communautés locales ?

 

Aujourd'hui (NDLR : l'entretien a eu lieu mercredi en début de soirée), je me suis rendue à Bambilor où un très grand nombre de personnes sont venues assister à un forum pour exprimer le fait que les communautés sont fatiguées par ce qui se passe dans leur environnement immédiat.

 

Elles ont dit «fatiguées» ?

 

Oui, et c'est vraiment le terme qu'elles ont employé. «Nous sommes fatiguées, il faut changer.» Ces communautés ont précisé avoir fait le déplacement parce que c'est le Forum civil qui le leur a demandé. C'est une marque de confiance. Par la suite, elles ont produit une déclaration très intéressante qu'elles ont produite elles-mêmes et dans laquelle existent beaucoup de recommandations et suggestions qui, si elles sont prises en comptes par les autorités, pourraient changer la situation.

 

Qu'est-ce qui les fatigue concrètement, ces communautés ?

 

Principalement, beaucoup d'entre elles accèdent difficilement ou pas du tout aux services sociaux de base ; il semble également qu'on ait forcé certaines à céder leurs terres ; en outre, elles ont indiqué que ces terres de l'Etat sont souvent utilisées à des fins pas toujours conformes aux intérêts de la région et des communautés. Vous savez, les gouvernements décentralisent de plus en plus les programmes et les ressources au profit des gouvernements locaux. Le principe est bon, mais en même temps il faut faire attention à ne pas décentraliser la corruption. Parce que, au niveau local, il n'y a pas toujours les ressources, l'expérience qu'il faut pour mener à bien de bonnes politiques locales. Le népotisme et le clientélisme peuvent être de la partie et léser des populations déjà assez vulnérables. Elles ont besoin des services de base comme l'eau, l'électricité, la santé, etc. Si à chaque fois, on est obligé de payer des pots-de-vin pour accéder à ces services minimaux alors qu'on est déjà très pauvre, cela devient impossible. En outre, si les services sont mal organisés au niveau local, les populations pauvres au niveau local deviennent doublement des victimes. C'est pourquoi, au niveau de Transparency international, on préfère s'adresser aux gouvernements locaux.

 

Y a-t-il quelque chose qui vous a choqué à Bambilor ?

 

J'ai retenu deux éléments de cette rencontre. Un, c'est l'intensité des problèmes vécus par les familles, en termes de droits fondamentaux, de possession de lopins de terre pour cultiver... Mais en même temps, il y a un aspect positif à souligner, le fait que ces populations se rassemblent pour partager les difficultés qu'elles rencontrent, essayer de leur trouver des pistes de solutions. A cet égard, le Forum civil travaille avec elles et les accompagne car c'est une institution envers laquelle elles ont confiance. Il les aide dans une sorte de fonction de représentation auprès des hautes instances et veille à ce que les pressions exercées sur les autorités et les institutions ne soient pas des pressions d'un seul jour.

 

Quelles sont les autres problèmes soulevés par les populations ?

 

Cela dépend des questions qu'on leur pose. Si on demande aux populations quelles sont les institutions les plus vulnérables à la corruption, elles mettent en général en tête de liste les partis politiques. Ensuite, et pas nécessairement dans l'ordre, viennent les Impôts, le pouvoir judiciaire, les Douanes, la Police, le secteur des licences téléphoniques...

 

Le Sénégal a manifesté le désir de récupérer des biens dits mal acquis qui auraient été planqués à l'étranger. Quelle est la requête formulée par le nouveau pouvoir dans ce sens ?

 

Ce n'est pas vraiment une demande qui nous a été adressée, mais il y a discussion sur le sujet, et je crois que le gouvernement actuel a fait les premiers pas. Ceux-ci consistent en des vérifications et des investigations, et en même temps il faudra aller dans des pays où l'on pense que des biens mal acquis ont été transférés afin d'établir une coopération. Ensuite, il faut veiller à ce que ces investigations soient menées en profondeur, en s'assurant que les échanges d'informations entre pays fonctionnent normalement, et que le système judiciaire est bien impliqué dans le travail. Nous à Transparency international, on intervient dans cette affaire, par exemple, en faisant des recommandations au G20 car c'est dans beaucoup de ce groupe que l'on retrouve souvent traces des biens mal acquis. L'idée est que les systèmes bancaire et financier de ces pays là soient réglementés de sorte que les institutions ne puissent plus se cacher derrière le secret et collaborent ! En plus, nous avons fait des recommandations pour que le G20 appuie le traité multilatéral de l'OCDE (NDLR : Organisation de coopération et de développement économique) sur l'échange d'informations côté fiscal et dans le domaine des impôts. A ce niveau, nos différentes sections pays font le travail local en poussant les gouvernements à appliquer cette loi.

 

Concrètement, comment se fera l'aide de Transparency international à l'Etat sénégalais ?

 

Vous savez que Ti est une organisation non gouvernementale, et comme telle, elle n'a pas beaucoup de ressources. Donc, on essaie de choisir ce que l'on peut le mieux faire. D'une part, on s'assure que ce problème là est bien connu des populations et qu'elles savent ce que cela représente en termes de pertes tout en se donnent les moyens de prévenir de telles situations. Ensuite, il y a une nécessaire représentation auprès des instances de haut niveau comme la Présidence de la République, les cabinets ministériels, l'Assemblée nationale, pour constater que le problème est vraiment pris en charge, notamment dans la préparation et le vote de lois éventuelles à ce niveau. Dans le cas de Transparency France et de Sherpa, nous en avons l'expérience avec avec les trois chefs d'Etat africains (NDLR : Théodore Obiang Nguema, Ali Bongo Ondimba et Denis Sassou-Nguesso) et leurs familles accusés de biens mal acquis devant la justice française, après trois tours de «scrutin» et bien des batailles. Pour le Sénégal, il faut savoir si le Forum civil voudra un jour emprunter ce chemin. Cela ne devient important que si l'Etat d'origine ou les pays de planque des biens ne bougent pas. C'est ce qui s'est passé avec les trois pays. Si cette étape de prise en charge de cette question de biens mal acquis n'est pas franchie (dans le cas du Sénégal) - mais nous espérons que les pouvoirs publics feront le nécessaire - alors dans ce cas là, le problème pourrait être posé.

 

Vous avez rencontré le président de la République. Sur la question de la corruption, quelles recommandations avez-vous formulées à son endroit ?

 

Nous avons positivement apprécié ce que le président Macky Sall a dit à son peuple à cet égard, notamment la mise en œuvre d'une vraie politique à travers des institutions fortes et crédibles. Nous estimons que c'est le genre de résolution qu'il faut prendre et exécuter. Ça, c'est le premier point. Mais maintenant, le travail doit commencer ! Il est très important de passer à l'action, et rapidement ! Il ne faut pas oublier que les forces vives de la corruption sont très fortes, multiples et très bien organisées. Si elles se savent menacées, elles vont tout faire pour ralentir et neutraliser, par exemple, le processus de mise en œuvre de nouvelles lois contre la corruption, le rythme et l'objet des investigations, l'établissement d'un système financier hautement transparent... L'autre aspect est d'une importance primordiale, c'est la transparence dans l'application du système financier et dans la passation des marchés car c'est là qu'il y a beaucoup d'argent. En plus, il faut s'assurer que tous les revenus financiers de l'Etat soient rendus publics au jour le jour et qu'en même temps les leviers de corruption et de détournements de deniers publics soient identifiés et neutralisés. Il y a également la protection des ressources naturelles en tant que secteur de compétitivité extrêmement important pour un continent comme l'Afrique. Il y a beaucoup de richesses que l'on peut venir chercher en Afrique sans que les Africains en bénéficient. A ce niveau, il faut veiller à ce que les contrats signés par les Etats africains comme le Sénégal soient de bons contrats qui préservent les intérêts des populations et du pays. Pour une transparence plus forte, il faut également que les entreprises minières, pétrolières, forestières publient, de leur côté, toutes les taxes et redevances qu'elles versent dans les caisses de l'Etat et que dernier rende public tout l'argent qu'il reçoit.

 

Justement au Sénégal, il y a une opacité totale autour des exploitations minières ?

 

S'il n'y a que peu ou pas de revenus versés dans les caisses de l'Etat pendant dix ans, je crois qu'à ce moment là le gouvernement doit revoir le code minier en vigueur. C'est extrêmement important car il s'agira de voir si c'est le code lui-même qui n'est pas bien, où si ce sont les contrats qui ont été mal négociés. Néanmoins, il faut aussi retourner en arrière pour voir dans quelle mesure les populations savent ce qui s'est passé, si elles ont été lésées. Je fais partie d'un groupe de travail du Forum économique mondial qui intervient en faveur de la gestion et du développement responsables des ressources extractives dans un certain nombre de pays comme le Cambodge, la Moldavie. Nous faisons en sorte d'apporter des correctifs pertinents et stratégiques dans le fonctionnement du système minier, puis nous ferons la promotion des résultats et avancés que nous aurons obtenus. Dans ce cadre, nous voulons mettre en exergue l'importance des communautés locales dans toute politique, la clarté des règles du jeu, le financement des activités, la bonne utilisation par l'Etat des revenus qu'il tire du secteur, etc.

 

Avez-vous senti, chez le président de la République, de la détermination à lutter contre la corruption ?

 

Il est évident que la corruption est apparue dans nos discussions comme un fléau qui mérite d'être détecté et traité. Quand je dis traité, cela veut dire pour nous qu'il faut passer à l'action rapidement, d'autant plus que le Parlement sénégalais est désormais en place. La question des biens mal acquis fait partie des priorités. Notre point de vue est de s'assurer que le gouvernement sénégalais veille à ce que les forces vives de la corruption ne ralentissent pas le processus dans ce secteur. J'estime que les populations sénégalaises et les organisations de la société civile doivent continuer de rappeler que le mandat que le gouvernement s'est donné sur cette question ne doit pas être mis de côté.

 

Une partie de l'opinion craint en effet des velléités de ralentir la machine lancée contre les auteurs d'infractions ?

 

Je crois qu'il est un peu tôt pour soutenir une telle affirmation, mais le Forum civil est mieux outillé que moi pour faire des commentaires à ce sujet. Ce que je vous ai dit tout à l'heure est très important : il est vital que les autorités passent à l'action pour résoudre les problèmes de gouvernance et de corruption. A mesure que les mois et les semaines passent, il va être de plus en plus difficile de faire bouger les lignes. Je vous assure qu'après neuf ou dix mois, il devient très dur de faire quoi que ce soit.

 

Pourquoi ?

 

Parce que les corrupteurs ont beaucoup d'argent ! Ils sont très sophistiqués, ont accès à une multitude de ressources, savent utiliser tous les moyens à leur disposition y compris le système judiciaire, pour bloquer les enquêtes.

 

C'est une course de vitesse ?

 

Absolument, mais il est fondamental que le travail soit bien fait par les autorités en ce qui les concerne. Le Forum civil est en train d'accompagner ce processus à plusieurs niveaux, comme dans la formulation des lois susceptibles d'être posées en frein contre la corruption et la non transparence.

 

Quelle image avez-vous du pays en matière de corruption ?

 

Le Sénégal se situe au 112e rang mondial sur 180, soit au bas de la moyenne. Il y a donc énormément de travail à faire. Par ailleurs, je pense que c'est un pays que la communauté internationale doit appuyer pour deux raisons. D'abord, il jouit quand même d'une bonne stabilité par rapport à d'autres de la sous-région ouest-africaine, mais il possède un taux de chômage très élevé, surtout chez les jeunes. Et ça, c'est de la dynamite, c'est une bombe ! L'enjeu est donc de faire en sorte que les jeunes retrouvent le plus rapidement possible des emplois créés à partir des investissements publics et par le secteur privé, que les jeunes acquièrent un niveau d'éducation élevé. Il faut se rappeler que le Sénégal est aujourd'hui entouré de pays troubles. On pensait que le Mali était un pays stable, on a vu ce qui y est arrivé ! Avec ce qui se passe dans la zone saharo-sahélienne, les trafics illicites de drogues, d'armes, de personnes, etc., et tout autour, je pense qu'il est du devoir de la communauté internationale de soutenir ce pays en matière de bonne gouvernance car c'est un moyen d'en assurer la stabilité pour l'avenir en le rendant prospère, mais dans l'équité.

 

Il y a souvent des contestations dans l'établissement des indices de perception de la corruption, notamment au Sénégal ?

 

Dans un premier temps, il faut voir que les pays qui réussissent bien dans la lutte contre la corruption ne se plaignent pas. En bas de l'échelle, vous constatez que ce sont des pays qui ne disent rien car ils ne fonctionnent plus ou presque plus. C'est le cas de la Somalie, du Soudan, la Corée du Nord, pour ne citer que quelques exemples. Ce sont les autres pays situés en bas de la moyenne qui protestent le plus. Certains disent en effet ne pas comprendre le système de notation. Ce qu'il faut dire ici, c'est que Transparency international dispose de très grands méthodologistes et statisticiens qui affinent chaque années ces indices de perception pour arriver à une plus grande objectivité dans les résultats en s'appuyant sur des sources et documents fiables autant à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. En plus, nous utilisons un minimum de trois études qui nous garantissent des résultats très souvent en conformité avec ceux de la Banque mondiale, des Nations-Unies, etc., ce qui aboutit à peu près au même rang pour un pays donné. D'ailleurs, le Sénégal se situe à un niveau plus bas dans l'indice de développement humain que dans l'indice de perception de la corruption. A côté de l'indice, nous avons le baromètre qui va plus loin et qui est plus pointu. Il ne donne pas un indice comme tel, mais qui, pour chaque pays, il établit comment la population détermine les secteurs les plus corrompus.

 

Quels sont vos rapports avec la Banque mondiale ?

 

Nous travaillons avec elle pour qu'elle joue un plus grand rôle de leadership dans la bonne gouvernance. Nous voulons nous assurer que la Banque mondiale travaille dans un pays pour arriver à changer des situations qui méritent d'être changées et qu'elle n'accepte pas d'investir dans des pays où les gouvernements sont très corrompus et où l'argent n'est pas mis au service des populations. D'où la pertinence des plans anti-corruption. Nous avons également réalisé des efforts pour que le système d'investigation de la Banque mondiale soit beaucoup plus financier qu'il ne l'était auparavant, qu'elle publie les noms des entreprises et des personnes qui sont sur les listes noires de la corruption – ce qu'elle a d'ailleurs bien commencé à faire depuis – afin que l'opinion et d'autres instances sachent que ces entités là ne peuvent plus postuler à des marchés pour un certain temps. Avant, la Banque mondiale établissait cette liste et la remettait au pays concerné.

 

MOMAR DIENG

 

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