L'école sénégalaise face au défi d'une politisation rampante
À Ross Béthio, une petite ville de la région de Saint-Louis, l’indignation a pris la forme d'une plainte publique. Des parents d’élèves et des enseignants de l’école franco-arabe locale dénoncent l’utilisation de cahiers portant en couverture les images du tandem politique Diomaye Faye-Ousmane Sonko, figures de proue du Pastef. Ce qui a suscité une vive polémique, plaçant l’école au cœur d’un débat sur la neutralité de l’enseignement et le respect du caractère apolitique des établissements scolaires.
Les cahiers en question arborent fièrement l’effigie du président de la République Bassirou Diomaye Faye et de son Premier ministre Ousmane Sonko. Pour les enseignants et parents d’élèves, ce geste équivaut à une forme subtile de propagande. ‘’L’école est un lieu sacré, un sanctuaire voué à l’éducation et non à la politique’’, s'insurgent-ils, appelant les autorités compétentes à retirer immédiatement ces supports scolaires.
L'affaire, relayée par la RFM, a jeté un pavé dans la mare et poussé de nombreux acteurs de l’éducation à réagir.
Hamidou Diedhiou, secrétaire général du Syndicat des enseignants libres du Sénégal (Sels), a vivement condamné cet usage. Pour lui, introduire de la propagande politique dans un établissement scolaire est une atteinte grave aux principes de neutralité et d'impartialité qui régissent l'éducation. ‘’Quand on commence à introduire des supports aux couleurs d'un candidat dans les salles de classe, on franchit une limite dangereuse’’, avertit-il. Diedhiou exige une enquête pour situer les responsabilités et appliquer des sanctions exemplaires, afin de préserver l'intégrité des écoles contre toute instrumentalisation.
L'Affaire Ibrahim Guèye : quand les profs s'invitent en politique
Le débat ne s'arrête pas là. Dans un contexte de tensions politiques exacerbées, une vidéo virale a enflammé les réseaux sociaux. On y voit le professeur Ibrahima Guèye, enseignant dans un établissement à Bargny, appeler ouvertement ses élèves à soutenir le Pastef aux prochaines Législatives. Sa prise de position publique a provoqué une levée de boucliers parmi ses pairs, notamment Mouhamed Diop, un autre enseignant affilié au parti présidentiel, qui a fermement dénoncé cette initiative. ‘’Cher collègue, vous avez commis une faute professionnelle indéfendable’’, a-t-il écrit, soulignant la nécessité pour les enseignants de préserver leur devoir de réserve.
Face à la montée de la polémique, le ministère de l’Éducation nationale a publié un communiqué sans équivoque. Il rappelle que l'école est un ‘’sanctuaire dédié au savoir’’ et toute intrusion partisane y est inadmissible. Le ministère déplore que son image soit instrumentalisée dans une vidéo à connotation politique, rappelant que l’éducation doit rester un espace libre de toute influence extérieure. ‘’L’Éducation nationale est une institution neutre. L’école doit être préservée de toute interférence politique’’, martèle le communiqué.
Le ministère promet de garantir un environnement éducatif impartial, tout en appelant les enseignants à respecter la stricte séparation entre leurs engagements personnels et leur devoir envers les élèves.
Une pratique ancienne qui refait surface
Le recours à des supports scolaires à des fins de propagande n’est pas nouveau. En 2021 déjà, Mame Boye Diao, alors directeur général des Domaines, avait été accusé de distribuer des cahiers portant son image dans les écoles de Kolda. Aliou Sambou Bodian, journaliste et blogueur, avait alerté sur ce précédent. ‘’L'école est apolitique’’, avait-il clamé sur Twitter, dénonçant une confusion entre générosité et propagande électorale. La ministre de la Jeunesse, Néné Fatouma Tall, avait aussi été critiquée pour avoir distribué des sacs avec sa photo aux élèves de Guédiawaye.
Ces pratiques suscitent l’indignation de nombreux observateurs qui considèrent que l’école doit rester un lieu sanctuarisé, à l’abri des ambitions politiques. Martin Faye, journaliste, affirme que l’espace scolaire ne doit jamais devenir un fonds de commerce électoral. ‘’C'est une question de respect pour l'école et pour les élèves’’, insiste-t-il.
Des activistes montent au créneau
La controverse a également mobilisé des acteurs de la société civile. Birahime Seck, coordonnateur du Forum civil, appelait à des mesures urgentes pour empêcher la distribution de matériel scolaire à caractère politique. Pour lui, l'école doit être protégée des dérives partisanes.
Alioune Tine, expert des droits de l’homme, partage cet avis et déplore l'usage politisé de fonctions publiques. ‘’Les directeurs généraux et hauts fonctionnaires doivent être des garants de la neutralité de l'État’’, affirme-t-il, prônant une gestion de l'État à l’abri de toute influence familiale, ethnique ou partisane.
Le constitutionnaliste Mouhamadou Ngouda Mboup enfonce le clou. Il estime que les autorités locales doivent prendre des mesures contre ceux qui violent la neutralité scolaire. ‘’L'État doit rester neutre. La neutralité est un principe fondamental du service public’’, rappelle-t-il.
Selon lui, laisser des acteurs politiques s’immiscer dans les écoles revient à manipuler les élèves, une pratique inacceptable.
Pour Seydi Gassama d’Amnesty International, il est impératif de durcir la réglementation afin d’éviter que l'argent public serve à des fins électorales. Il propose un consensus national pour interdire aux responsables des agences publiques de s’engager en politique. ‘’Les biens qu'ils gèrent appartiennent à tous les Sénégalais’’, souligne-t-il, plaidant pour un service de l'État exclusivement dévoué à l'intérêt général.
Samba Diamanka, journaliste, apporte une perspective nuancée. Pour lui, il faut se demander pourquoi certains s’insurgent contre des cahiers politiques alors que d'autres acceptent que des photos de lutteurs ornent ces mêmes supports. ‘’Le plus important, c’est de choisir des maires capables de développer les villes’’, affirme-t-il. Cependant, pour nombre de Sénégalais, le débat dépasse les couleurs des cahiers : il s'agit de défendre la neutralité d'un espace sacré, celui de l'école, contre toute forme de récupération politique.
L'affaire des cahiers de Ross Béthio et la vidéo d’Ibrahima Guèye rappellent une réalité inquiétante : l'intrusion de la politique dans les espaces éducatifs. Alors que les élections législatives se profilent à l’horizon, l'école sénégalaise semble être devenue un terrain de jeu pour les ambitions partisanes. Si les autorités ne prennent pas des mesures fermes, ces dérives risquent de miner la crédibilité et la neutralité de l'éducation publique au détriment des élèves qui méritent un enseignement libéré de toute influence politique.
Amadou Camara Gueye