‘’Les Administrations financières africaines ont des carences pour bien comprendre certains procédés des multinationales’’
Afin de contribuer plus efficacement à la lutte contre les flux financiers illicites qui gangrènent les économies africaines, le think thank Legs (Leadership, éthique, gouvernance et stratégie) Africa a lancé, en partenariat avec l’organisation allemande Giz, une campagne de sensibilisation et de formation à l’intention des journalistes et bloggers de l’Afrique de l’Ouest. Dans cette interview accordée à ‘’EnQuête’’, en marge de cette session, le président du think thank, Elimane Haby Kane est revenu sur les ravages du phénomène et prône la mobilisation de tous les acteurs pour arrêter cette hémorragie.
Malgré le rapport Mbeki publié en 2015, d’importants flux financiers continuent d’échapper illégalement aux budgets des Etats africains. Quels sont les facteurs bloquants dans la lutte contre ce phénomène ?
Le rapport du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique a été établi, en 2011, à la demande de la Conférence conjointe UA/CEA des ministres en charge des finances, de la planification et du développement économique. Par la suite, les chefs d’Etat ont autorisé la création du groupe de travail en 2012, qui a pu présenter ses résultats en janvier 2015, en prélude à la Conférence sur le financement du développement et à l’adoption des ODD. Il s’agissait là d’une volonté active de la part de nos représentants au plus haut niveau de s’attaquer à un problème qui impactait sérieusement nos capacités de financer par nous-mêmes, de nos propres besoins en développement, notamment les projets du Nepad et l’atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement.
Depuis cette date, le sujet est évoqué dans toutes les réunions et a suscité l’intérêt d’acteurs de différentes parties, notamment les ONG internationales et africaines. Mais il n’est toujours pas au centre des débats et préoccupations au sein des peuples africains qui sont pourtant, au bout du filon, les principales victimes de ce phénomène…
Pourquoi, selon vous, les populations ne s’approprient pas encore ce débat ?
Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. D’abord, la question des FFI est très technique et complexe. Elle est jusque-là l’affaire de spécialistes des finances et du commerce international. On s’est rendu compte que même les administrations financières africaines ont des carences pour bien comprendre certains procédés et mécanismes dont il est question. Les pays riches et les institutions financières internationales ont monopolisé le débat pendant longtemps. Ce sont surtout les ONG internationales, qui travaillent sur les questions de fiscalité et des inégalités économiques et sociales, qui ont mené le plaidoyer pour que les initiatives prises au niveau des pays du G20 et de l’OCDE puissent intégrer les pays en développement qui sont surtout les plus grandes victimes des FFI.
Depuis, des initiatives comme BEPS (contre l’érosion de la base fiscale) ont été ouvertes à d’autres pays africains dont le Sénégal. Mais ces mesures restent encore plus appropriées pour des Etats forts qui ont des capacités de les mettre en œuvre. Il faut donc des initiatives africaines pour lutter contre ce phénomène. Jusque-là, les actions sont timides, malgré le plan de mise en œuvre des recommandations du rapport Mbeki de l’Uneca et les différentes campagnes et initiatives des organisations comme Ataf (Association des Administrations fiscales africaines) et la société civile panafricaine qui a lancé la campagne “Arrêtons l’hémorragie” depuis 2015.
Pensez-vous qu’il y a une mobilisation forte et sincère des Etats pour barrer la route au phénomène ?
L’absence d’une mobilisation forte des Etats africains et des citoyens des pays les plus impactés par les FFI partant du continent africain, est une des explications du statu quo. Car, visiblement, nous ne notons pas de grands changements dans les réformes politiques et cadre juridique international.
Toutefois, il faut reconnaitre que des Etats comme le Sénégal posent des actes importants, notamment dans le renforcement des capacités des agents de l’Administration fiscale, l’adoption des normes de l’ITIE sur les bénéficiaires réels et aussi la dénonciation de la convention fiscale avec l’île Maurice… Mais c’est encore insuffisant.
Généralement, quels sont les mécanismes utilisés pour commettre de tels forfaits ?
L’essentiel des FFI concerne le secteur du commerce international, particulièrement les pratiques fiscales qui font que les multinationales usent du vieux principe de pleine concurrence pour s’adonner à des stratégies d’optimisation fiscale qui font perdre des milliards de dollars par an aux Etats africains, en particulier ceux riches en ressources naturelles, mais pauvres en tout. Par des procédés techniques d’évasion et d’évitement fiscal, comme les prix de transferts, les surfacturations… les entreprises qui exploitent les ressources domestiques en Afrique et créent de la richesse sur place s’organisent pour faire rapatrier le maximum de revenus et payer peu ou ne pas payer du tout des taxes dues aux pays, d’où cette richesse est créée. Les Administrations locales n’ont pas souvent les moyens de traquer ces flux et de capter le maximum de revenus générés à travers leurs régies financières.
Outre les transactions commerciales, il y a les recettes des activités criminelles (trafic de stupéfiants, contrebande, contrefaçon, racket, financement du terrorisme), la corruption…
Qui sont les auteurs de ces évasions de capitaux des pays pauvres vers les pays riches et émergents ?
Pour l’essentiel, ces flux sont favorisés par une collusion d’intérêts des multinationales, des institutions financières, des banques étrangères, des juridictions fiscales qu’on appelle paradis fiscaux et des dirigeants des Etats victimes. C’est un grand club d’acteurs irresponsables en affaires et dans la gestion des ressources publiques. En ce qui concerne le gros lot du secteur commercial et fiscal, il y a encore un déficit d’instruments de régulation qui favorise un traçage efficace des FFI provenant de transactions entre de grandes entreprises multinationales et des Etats faibles comme le Niger ou le Congo, par exemple. Ces Etats manquent également de cadre juridique protecteur et de régies financières fortes, bien formées aux pratiques sophistiquées d’ingénierie financière des grands groupes.
Mais au niveau des Etats, la corruption de l’élite dirigeante est un sérieux facteur qui facilite les flux financiers illicites. Car cela encourage les pratiques frauduleuses et l’absence de transparence dans les contrats signés avec des tiers… Les pays riches accompagnent souvent leur secteur privé dans leur conquête des nouveaux marchés en Afrique et ne s’attardent pas vraiment sur des réformes qui pourraient réduire leur marge d’action, bien au contraire. Etant confrontés aux mêmes problèmes à des niveaux plus élevés, notamment avec les fameux Gafa, ces pays développent des stratégies qui sont plus adaptées à la nature de leurs problèmes que pour les Etats faibles.
Peut-on avoir une idée sur l’ampleur des dégâts sur le continent ?
Ils sont énormes et certainement, nous sommes encore loin de la réalité. Les dernières estimations du rapport de la Cnuced évaluent les pertes pour les pays africains à hauteur de 88,6 milliards de dollars provenant de la fuite des capitaux. Ce qui dépasse largement la totalité de l’aide publique au développement qui est chiffrée à 48 milliards de dollars.
Maintenant, imaginez ce que peut représenter cette grosse perte de revenus, par rapport aux externalités, par rapport aux besoins en financement des ODD, par rapport aux besoins en investissements sociaux, industriels, stratégiques… Déjà, l’Afrique aurait pu se passer définitivement de l’aide publique au développement, si elle s’organisait à arrêter les flux financiers illicites.
Les Administrations fiscales et douanières africaines ont-elles les moyens d'arrêter cette hémorragie ?
Pas pour le moment, même si des organisations comme Ataf (Association des Administrations fiscales africaines) sont en train de mener des réflexions stratégiques sur la question et que certains gouvernements commencent à renforcer les capacités de leurs ressources humaines pour se donner les moyens de faire face. Nous sommes loin du compte, même s’il existe des accords bilatéraux et multilatéraux d’échanges d’informations qui peuvent favoriser la maitrise des prix de transfert, entre autres… Mais nous avons encore des défis primaires qui sont loin d’être relevés, comme l’élargissement de la base fiscale, notamment une grande partie du secteur économique qui échappe encore à l’imposition, à cause de déficits techniques et en personnels qualifiés suffisants. Il y a encore beaucoup à faire, surtout investir davantage sur les moyens techniques et humains. Nos Etats ne devraient pas hésiter sur les moyens à mobiliser à cet effet, car le résultat en vaudra la peine.
Quel rôle doit jouer la communauté dans le cadre de cette lutte ?
Un rôle fondamental et primordial. Fondamental, car elle est la principale victime, à la fin de la journée et qu’elle est, à travers le Parlement, maitresse de la politique budgétaire. Les finances publiques sont au cœur de la démocratie. La communauté doit être consciente et bien informée sur comment elle perd l’essentiel de ses ressources qui devraient pouvoir être mobilisées pour satisfaire ses besoins et garantir son bien-être durable. Il est donc primordial, car il s’agit du nerf de la guerre. L’argent public, qui constitue un des plus grands enjeux de développement, surtout qu’il est tiré principalement de l’exploitation des ressources naturelles locales. C’est aussi un enjeu de transparence et de redevabilité qui implique la communauté du début à la fin. C’est d’ailleurs pourquoi nous travaillons à vulgariser la connaissance et l’information sur le sujet des flux financiers illicites pour conscientiser et mobiliser l’opinion publique autour d’un sujet jusque-là traité en vase clos, entre experts.
L’Etat arrête de plus en plus de lanceurs d'alerte. Est-ce que cela ne pourrait pas être un frein aux initiatives de lutte contre les FFI ?
En effet, et c’est certainement l’effet recherché. Une des raisons pour laquelle il faut sensibiliser et mobiliser les communautés, rester debout sur les questions importantes qui relèvent de la véritable démocratie, surtout la gouvernance économique. Nous constatons, à travers le monde, des agissements d’Etats et de groupes forts pour réduire l’espace civique d’expression libre et responsable des citoyens organisés ou simplement indignés. C’est un phénomène global lié aux stratégies de confiscation du bien économique commun par des groupes organisés qui veulent imposer à tous leur vision d’un monde inique, inégalitaire, dans lequel les plus faibles n’ont pas de place et doivent disparaitre pour laisser les riches jouir pleinement de ce monde qui, de jour en jour, perd de sa sécurité, de son équilibre écologique et des valeurs humanistes. Au Sénégal, malheureusement, c’est la même tendance qui s’opère, soit naïvement dans un mouvement de suivisme que facilite une forte aliénation d’une certaine élite, soit, par complicité au nom d’une certaine solidarité privée de groupes d’intérêts organisés hégémoniques internationalistes, c’est-à-dire impérialistes. D’où la nécessité pour les combattants, les organisations de défense des droits et libertés socio-économiques, les lanceurs d’alerte, les journalistes, les bloggers… de s’organiser aussi, de se donner les moyens de la résistance et de la protection dans la défense de leurs idéaux pour un Sénégal juste et équitable où les ressources publiques seront utilisées en toute responsabilité au profit de tous les citoyens.
Qu’attendez-vous de cette session de formation des journalistes et bloggers ?
A travers le programme de formation “Combattre les flux financiers en Afrique”, Legs-Africa compte contribuer à préserver et à favoriser la mobilisation des ressources du continent au profit des besoins des Africains, conformément à un de nos axes stratégiques. Il s’agit, dans cette phase pilote, de contribuer à renforcer, protéger et appuyer les organisations de la société civile, les dénonciateurs d’abus et les journalistes d’investigation… dans leur rôle quotidien d’information et de conscientisation des populations, sur la question spécifique des flux financiers illicites.
Dans une perspective plus large, l’objectif général de ce projet est d’impulser une synergie massive des citoyens, des Administrations publiques, des parlementaires, des journalistes et des entrepreneurs privés pour réduire l'ampleur et les effets des sorties de capitaux sur le développement de nos sociétés ; et de mobiliser le soutien pour dénoncer les pratiques irrégulières et mettre en place des réformes à tous les niveaux pour lutter contre les sorties financières illicites en provenance d’Afrique de l’Ouest. Nous comptons aboutir à une alliance citoyenne contre les flux financiers illicites en Afrique de l’Ouest et au-delà.
Par Mor Amar