Lettre ouverte à mon fils
«Cette semaine, tu vas vivre une nouvelle étape dans ta si belle existence d’enfant innocent : tu vas entrer à l’école, là-bas, loin, bien loin : en France. Tu y es né, tu vas peut-être grandir là-bas, auprès de ta mère qui fait déjà beaucoup pour toi. J’aurais aimé, cette année, faire avec toi comme mon père avait fait avec moi : t’amener à l’école, les premiers jours, te tenir la main et échanger avec toi ce regard paternel qui te ferait davantage croire en toi. J’aurais souhaité que tu puisses dire à tes autres camarades de classe : « tenez, voici mon Papa».
Seulement, voila ! Tu es Français. Je suis Sénégalais. Tu vis en France, et moi, je vis au Sénégal. Et ce qui nous sépare est plus grand que les quelques milliers de kilomètres entre la France et le Sénégal. Ce qui nous sépare, c’est sans doute le drapeau Bleu-Blanc-Rouge de la France qui serait, pour certains, plus noble que le Vert-Jaune-Rouge du Sénégal. C’est la raison qui poussa sans doute le Consulat de France au Sénégal à me refuser le visa, à moi, ton père, qui a une vie professionnelle stable et épanouie, au motif que «ma volonté de quitter le territoire avant l’expiration de mon visa n’a pas été établie.» Chiche !
Derrière cette phrase tout en prétexte, se dessine ouvertement une injure : la présomption de culpabilité par rapport au délit de séjour irrégulier. J’aimerais que le Consul général de France me dise sur quoi il s’est basé pour croire un seul instant que je compte rester dans votre pays une fois arrivé. Mais bon, le train-train administratif est plus reposant lorsqu’il s’adosse à des poncifs, des stéréotypes et des obligations de résultats sous forme de pourcentage de refus à atteindre.
Ainsi donc, mon fils, je ne serais pas à tes côtés pour ta rentrée.
Je me contenterais du timbre de ta voix au téléphone, de ta tronche toute joyeuse sur Skype. Et toi, tu pourras toujours, de temps en temps, me suivre à la télé, quand je participerai à quelques émissions d’analyse politique. Tu auras aussi Youtube, que tu connais déjà si bien et sur lequel tu aimes à t’extasier en prononçant ces deux syllabes qui te font rêver : Pa-pa. Moi, je me contenterais des rares fois où, ta maman déjà si prise, pourra se libérer et te ramener en vacances. J’essayerai peut-être aussi de profiter des moindres opportunités pour que tu viennes me voir ici, chez-nous. Jusqu’à ce que tu aies l’âge de pouvoir te déplacer comme un grand que tu seras bientôt.
Je t’écris pour que tu saches déjà la difficulté qui sera la tienne de grandir dans une société à laquelle tu appartiens de plein droit mais qui te renie tes droits à toi. Je t’écris aussi par devoir et par solidarité. Devoir de transparence, qui nous met dans l’obligation d’informer l’opinion publique sur les agissements d’une certaine France. Devoir de solidarité, pour que le fait de se voir refuser le visa ne soit plus une honte pour ceux qui l’ont subi. Car je sais qu’ici, en Afrique, lorsqu’on vous refuse le visa, vous en avez honte, vous avez envie de le cacher et de vous cacher. Vous avez l’impression d’avoir attrapé une maladie honteuse et vous avez peur qu’on vous regarde comme un handicapé, un prisonnier, un oiseau qui ne sait pas voler. Pour dire non à cette peur qui nous sert de peau et qui nous pousse à nous taire et à accepter, je t’écris, publiquement.
«Derrière une vitre, une jeune fille à une vieille dame de 70 ans : visa refusé»
Je ne me tairai pas. Point l’échine, je ne courberai. Je me battrai. Recours, plainte s’il le faut. Peu importe l’aboutissement, j’aurais eu le mérite d’avoir essayé. Je me battrai en ne facilitant pas la tâche aux fonctionnaires qui ont vu dans ma demande tout sauf l’essentiel. Je leur rappellerai régulièrement, par copie des courriers que je te transmettrai, que tu n’es pas une modalité administrative pour moi. Tu es loin de n’être qu’une voie de passage qui me permettrait de rejoindre l’Eldorado grisé que serait la France. Je leur rappellerai, régulièrement, que tu es avant tout ma chair ; que tu portes le vrai nom, doux et rare de mon défunt père : Mika ; que c’est toi qui m’a permis de comprendre que j’avais tort en disant, à propos de Ali, ton frère aîné sénégalais, que «y a que lui qui me fait ça ». Toi aussi, tu me fais «ça». Te voir est un délice, t’entendre, un charme.
Je me battrai une fois de plus, pour que la transparence et le droit triomphent. Pour que chaque dossier rejeté soit connu, les motifs étudiés. Je me battrai pour que les associations de défense des droits de l’homme se penchent un peu plus sur des droits privés de simples citoyens. Je me battrai pour qu’il y ait, au-delà de notre cas, une association de soutien à tous ceux qui s’estimeraient victimes de refus arbitraires. Je me battrai, pour que le nombre de recours, de manifestations et de protestations soit plus nombreux. Je me battrai, pour que certains spectacles comme celui auquel j’ai assisté l’autre jour au Consulat deviennent rare : une vieille dame d’environs 70 ans qui voit une jeune fille derrière une vitre lui dire : visa refusé ! Une dame qui me fait penser à ma mère qui a le même âge et qui envisage de se rendre pour la première fois en France, pour voir son benjamin de fils, brillant cadre installé là-bas. Peut-être aussi que ma mère subira le même sort !
Je ne laisserai pas la France, qui a déjà volé à ma mère les deux jambes de son père amputé lors de la guerre 14-18, me voler le droit de te regarder chaque fois que je le voudrais et que je le pourrais, quelques jours par an, avant que de retrouver mon soleil d’Afrique que je préfère de loin à ta patrie de naissance. Mais je ne te demande qu’une seule chose : que jamais la haine n’envahisse ton cœur encore pur. Comme Jésus sur la Croix, dis seulement : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font».
Ton père, Mamadou Thiam,
Consultant-chroniqueur, Dakar, Sénégal.»
Tribune publiée dans l'Humanité du 5 septembre 2012