‘’Ce film, je l’ai fait dans de telles conditions qu’une sélection aux Jcc, c’était déjà magnifique’’
Journaliste, géographe et réalisatrice. Cela ne court pas les rues. Il est rare d’en trouver, donc pas impossible. Nous avons la chance d’en croiser une. Mame Woury Thioubou est de cette gent originale, étonnante et précieuse. Cheffe du desk culture du journal ‘’Le Quotidien’’, géographe de formation, elle est également réalisatrice. Elle vient de remporter, ce week-end, le prestigieux Tanit de bronze des 30es Journées cinématographiques de Carthage (Jcc) grâce à son documentaire ‘’5 étoiles’’. 2019 est décidément une année féconde pour la cinéaste qui a gagné différents prix et avec des productions différentes. ‘’EnQuête’’ revient, avec elle, sur ses succès et sa participation au plus grand festival de cinéma d’Afrique.
C’était votre première fois aux Journées cinématographiques de Carthage (Jcc). Comment avez-vous trouvé le festival ?
Les Journées cinématographiques de Carthage sont un magnifique festival. C’est le plus vieux festival en Afrique et les organisateurs ont vraiment réussi à en faire une fête du cinéma. Ce qui m’a le plus marquée, bien sûr, c’est l’adhésion du public. Pendant toute la semaine, les gens n’ont pas arrêté de faire la queue pour se procurer des entrées. Et certaines séances affichaient même le plein des jours à l’avance. Il y a aussi l’infrastructure qui est moderne. La cité de la Culture est très belle, avec des équipements de premier ordre. C’est réellement magnifique.
Vous revenez de Tunis avec un prix, et pas des moindres : le Tanit de bronze. Qu’avez-vous ressentie, quand vous avez entendu votre nom résonner ?
Bizarrement, j’étais beaucoup plus stressée au moment de la première projection. J’étais même quelque peu malade. J’appréhendais vraiment la réaction du public. Mais, au final, ça s’est plutôt bien passé et donc je suis allée à la cérémonie de clôture en toute quiétude. En me disant que si j’avais un prix, ce serait magnifique, mais que si je n’en avais pas, ce serait juste pour la prochaine fois. Ce film, je l’ai fait dans de telles conditions qu’une sélection aux Jcc, c’était déjà magnifique.
Parlez-nous de ce film, ‘’5 Etoiles’’, qui vous a valu des honneurs à Carthage…
‘’5 Etoiles’’ a été fait dans le cadre de l’atelier Regards croisés organisé par l’association Krysalide Diffusion, en collaboration avec le Studio national des arts contemporains du Fresnoy. Il s’agissait, pour trois anciens étudiants du Master documentaire de Saint-Louis, d’aller faire des films sur Lille en France et, pour trois anciens étudiants du Fresnoy, de faire la même chose sur Saint-Louis. Donc, en allant à Lille, je voulais parler de ces jeunes gens qui quittaient le continent par le désert et la Méditerranée pour aller à la recherche d’un eldorado en Europe. Je suis tombée sur ce squat du 5 Etoiles, une vieille usine désaffectée que les jeunes ont occupée après avoir été chassés d’un parc voisin. Il y avait là près de 200 personnes, de plusieurs nationalités, africaines en majorité, mais aussi venant d’Europe de l’Est. Les murs de l’usine portaient encore les traces de la lutte qu’ils ont dû mener pour avoir de l’eau. Mais il n’y avait toujours pas de toilettes et les conditions d’hygiène étaient absolument précaires. En parlant avec eux, j’ai vu que la plupart ne s’attendaient pas du tout à vivre de la sorte. Tous pensaient qu’une fois en Europe, leurs problèmes seraient réglés. Mais l’Europe n’est pas ou n’est plus un eldorado et la désillusion est forte, surtout qu’ils se retrouvent confrontés au racisme.
Mais le film s’interroge en fait sur ces mouvements migratoires d’aujourd’hui, des siècles après que le colonisateur a fait le chemin inverse. Il se trouve que Lille est la ville de Faidherbe. Et quand je quittais le Sénégal, il y avait toute cette discussion autour de la statue de Faidherbe à Saint-Louis. Il se trouve que les sans-papiers de Lille, dont certains vivent au 5 Etoiles, manifestent chaque semaine sur la place de la République de Lille, entre la statue équestre de Faidherbe et la préfecture du Nord qui instruit justement leurs dossiers. Cela m’a semblé assez symbolique de la situation que nous vivons. Quand Faidherbe et ses colonnes armées venaient coloniser nos pays, ils ne nous avaient pas demandé l’autorisation. Aujourd’hui encore, ce sont les multinationales qui perpétuent ce pillage. Et quand nos jeunes, en proie au désespoir, veulent aller à la recherche d’une vie meilleure, il y a toutes sortes de barrières qui sont érigées pour les empêcher de partir. C’est une situation pernicieuse qui, à mon sens, doit être discutée. Je n’ai pas fait ce film pour dire aux jeunes ne partez pas. Ce n’est pas à moi de leur dire ça. Mais je pense que la plupart ne savent pas vers quoi ils vont et ce qui les attend. La France, patrie des Droits de l’homme, a sa façon à elle de traiter les migrants. Et ce n’est pas très humain. Une fois la traversée réussie, le combat ne fait que commencer.
A peine finit-on de découvrir ‘’Fifiire en pays cuballo’’ que vous présentez ‘’5 Etoiles’’. Quand est-ce que les deux ont été faits. Comment avez-vous trouvé du temps pour faire deux films de qualité en une année ?
Il faut déjà savoir que faire un film prend parfois beaucoup de temps. Ces deux films ont été tournés à deux ans d’intervalle. Mais le hasard a fait qu’ils sortent presque ensemble.
Comment s’est passée la production des deux films ?
‘’Fifiire en pays Cuballo’’ a été produit par Les Films de l’Atelier, grâce à un financement de Fopica. Au départ, on n’avait qu’une aide au développement du Hot Docs Blue Ice Fund du festival de Toronto. Mais c’est avec le financement du Fopica que cela s’est concrétisé.
Pour ‘’5 Etoiles’’, par contre, il y a eu un certain nombre de partenaires qui ont financé l’atelier Regards croisés. Mais, par la suite, il a fallu trouver le moyen de financer la post production, et quand les Jcc ont voulu sélectionner le film, je me suis encore tournée vers la Direction de la cinématographie (Dci) et le Fopica (Ndlr : Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle) qui a financé le sous-titrage en anglais.
L’un au moins de ces deux films est soutenu par le Fopica. Aujourd’hui, beaucoup critiquent le mode de fonctionnement de ce fonds. Que pensez-vous personnellement du Fopica ?
Je crois que je ne peux en penser que du bien. Beaucoup de films ont pu se faire grâce à ces financements. Même si le fonctionnement est peut être perfectible, c’est un fonds que beaucoup de pays nous envient. Et je trouve vraiment dommage que toutes ces années, le fonds n’ait pas été alloué. Que l’Etat arrête déjà de ponctionner les fonds, ce serait bien.
Vous avez gagné des prix grâce à ces deux films au cours de la même année. Comment appréciez-vous ces succès ?
Ça fait quand même une petite dizaine d’années que je fais des films. Tant mieux si les gens apprécient mon travail.
Vous avez fait des études en géographie, vous exercez comme journaliste et êtes également une brillante réalisatrice. Comment faites-vous pour gérer ces trois cordes à votre arc ?
Ça demande beaucoup de travail et pas du tout de vacances. Mais il faut juste avoir la bonne organisation. C’est aussi l’occasion de remercier mon employeur qui m’accorde des congés quand je dois tourner des films.
Comment êtes-vous venue au cinéma ?
Je suis venue au cinéma par hasard. Mais surtout parce que j’avais l’impression qu’écrire des articles ne me suffisait pas pour exprimer ce que je voulais. Le langage cinématographique correspondait plus à mes aspirations et j’ai tout de suite senti que je touchais à quelque chose de plus universel.
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur mon prochain documentaire sur les femmes célibataires. Je parle du regard de la société sur ces femmes qui, quand elles dépassent un certain âge sans se marier, sont confrontées à toutes sortes de jugements et de vexations. Je pense être tout à fait légitime à poser le débat. Et j’espère que ça va se faire très vite.
Vous ne faites que des documentaires. A quand une fiction ?
Je ne pense pas à un projet de fiction, pour le moment. J’ai toujours eu des réticences dessus, parce que l’idée de créer un personnage, de définir sa vie, son destin m’effraie quelque peu. Pour le moment, je me sens à l’aise dans le documentaire et on verra ce que l’avenir me réserve.
BIGUE BOB