Publié le 16 Dec 2015 - 11:05
MOTS CHOISIS

Sabaru Jinne de Pape Samba KANE ou Une vie dans une malle

 

Le sabar est dans un certain sens l'expression fondamentale de la culture sénégalaise. Moyen privilégié de communication, il est pratiquement de toutes les cérémonies : mariage, baptême, lutte, circoncision, ndëpp entre autres. S’il nous fait éprouver un plaisir sans cesse renouvelé, évocateur d’une chaude sensualité, le très regretté Doudou Ndiaye Rose aimait à en souligner la double dimension, profane et mystique. Est-ce cela que Pape Samba Kane a voulu nous rappeler en choisissant un titre aussi frappant ? L’hypothèse est tentante mais à en croire l’auteur de Sabaru Jinne, il s’est surtout agi pour lui de revisiter son enfance. En plus de nous relier à un monde surnaturel, le "Sabaru Jinne" fait référence dans l'imagerie populaire à tout ce qui est désordonné, intense, fort, insaisissable à l'image de la vie du personnage principal, Massata.

Dans cet ouvrage qui marque son passage d’une écriture documentaire strictement factuelle à la fiction romanesque, "PSK" se sert du sabar comme prétexte.

En effet, tout au long de ce récit situé entre "le conte fantastique et la nouvelle réaliste", le vent charrie les rythmes de tam-tams que l’on ne voit jamais. Sabaru Jinne peut aussi être lu comme un "roman philosophique avec de forts relents autobiographiques" où Massata, pétillant autant de corps que d’esprit mais perdu entre ses souvenirs, ses rêves d'écrivain et sa vie réelle, distille ses réflexions entre deux événements mondains. Le tout est contenu dans une malle et c’est dans celle-ci que prend naissance le roman à la nuit tombée, dans la chambre de Massata  (chez son "grand-père chéri" Mame Thierno) à la Rue 11 de cette "Médina que chante Youssou Ndour".

Lors de cette fameuse nuit, souvenirs et pensées l’assaillent : Massata entraîne le lecteur dans ses textes, ses mises en scène et ses lectures (" nos auteurs et beaucoup de romans de gare "dit-il).

Né à Dakar, il a vécu trois années de son enfance à Saint-Louis chez Tonton Babacar dont l’épouse prenait soin de lui comme du fils qu'elle n'avait pas eu. Massata faisait même partie des meilleurs élèves de l'école coranique mais son grand-père avait peur que l'oncle "gâte le petit" ; alors retour à Dakar où commence une nouvelle vie avec Mame Penda et les autres. Pourtant, "à part mentir et proférér  des injures", Mame Thierno tolérait tout, surtout de la part de Massata, veillant avec soin à son éducation et à son épanouissement dans la société.

Ici, c'est l'occasion pour Massata de se rappeler la vie à la Médina avec sa bande de copains aux "esprits …enivrés de poésie et avides de liberté". C'était un groupe bien spécial qui s'adonnait "à la fumette de cigarettes interdites, puis à la beuverie, à la course aux filles et nourrissait derrière des rêves effrontés et des utopies arrogantes", une folle envie de changer le monde.

La charge érotique est cependant plus forte que tout le reste, car pour Pape Samba Kane, les plaisirs suprêmes sont "les femmes, écrire, manger... et toutes les musiques" : Xalam, les Kings, Super Jamono sans oublier l'audacieuse Mada Thiam.

Le corps des femmes est donc depuis toujours l'univers de prédilection de Massata. Le corps synonyme d’amour maternel et aussi celui de tantes pleines de tendresse avant que ne naisse le désir charnel. Il en découvre la plénitude avec Mbissane Sène, "remarquablement belle" et dont Massata aurait pu être le fils. Pédophilie ou dépravation ? Comment une femme mûre, à la beauté du diable, peut-elle avoir des "flirts poussés" avec un enfant de 11/13 ans ?

Après cette expérience inaugurale, Massata parle de Fat Diallo, de deux ans son aînée, qui lui fit découvrir la réalité de l’acte sexuel "derrière l'enclos de Diallo kërin" après un de ces " bals-poussière" où lors des "slows, les lumières étaient éteintes" en prélude à ce qui allait suivre.

Massata n’oublie pas le 114 de Yenn où il a fait la connaissance de "Josiane aux lèvres douces comme de la mousse". Josiane dont le nom avait fini par sonner plus tard comme "un enfer annoncé".

Mais tout ceci n'empêche pas Massata, assoiffé de tout, de jeter au fil du temps un regard de plus en plus lucide et désabusé sur la société humaine et d’exprimer ses points de vue dans les colonnes du journal satirique Le Hibou. Il se plaint au passage que la presse "soit ancrée dans une réalité où dominent la politique et l’économie ". Une façon de regretter le peu de place qui y est accordée à la littérature et aux arts… Et pourtant, envers et contre tout, "il faut écrire", lui dit son amie Ken Mbaye.

On l’a bien compris : Sabaru Jinne se déroule pour l'essentiel dans une malle qui pour Massata contient "ses souvenirs obscurcis par sa béatitude intellectuelle et sourds à ses misères, ses rêves idylliques d'artiste insolite et unique, ses espoirs d'étreintes homériques avec la littérature...son avenir avorté, sa mémoire sélective...".

C'est sans doute la raison pour laquelle Tonton Babacar veut lui faire "abandonner cette destination d'écrivain qu'il (Massata) estime le plus au monde".

Massata se demande : "Qui suis-je ?". Il aurait pu également s’inquiéter d’autres questions existentielles : d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Autant il veut se cacher autant il veut dévoiler car qui écrit et publie s'expose ; d'où cette nudité voilée qui n'est pas pour faciliter la tâche au lecteur.

Pour toutes ces raisons, Sabaru Jinne est révolutionnaire et anarchique comme son auteur du reste, qui ne cache pas son affection pour Baudelaire et Bakounine.

Encore un mot sur le titre de ce qui est finalement un roman-essai-confidence-confession. Le choix en est assumé par Kane qui avoue avoir voulu ainsi séduire l’autre en le choquant et en le conviant à partager des émotions puisque pour lui, "rencontrer un sujet littéraire, c'est rencontrer l'amour". À l’arrivée, la forme de Sabaru Jinne étourdit. On finit par ne plus savoir où donner de la tête à cause des tournures des phrases et de la multiplicité des narrateurs. Et à force de s’obstiner à vouloir "trouver", on se sent comme perdu ou habité par le diable.

L'auteur des Ecrits d'Augias a gagné son pari d’expérimenter une nouvelle forme d’écriture. Le style nous fait déraper et on s'amuse parfois beaucoup dans ce roman comme lorsque, poussée par des forces invisibles, "Josiane… se lance dans le géew d'un sabar, à la surprise générale". On ne peut que conseiller vivement Sabaru Jinne où les existences de Talla-Massata-Pape Samba se mêlent inextricablement dans des pages intenses. Comment ne pas penser en le refermant au mot du philosophe allemand Schleiermacher pour qui la lecture est "corps à corps et co-vibration avec un texte ou une parole qui peut vous porter jusqu'à l’extase" ?

Ndèye Codou FALL

Sabaru Jinne, Pape Samba KANE, Éd Feu de Brousse, 2015, 280 pages

 

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