Publié le 8 Jul 2025 - 12:17

Où va le Sénégal ?

 

Il y a quelques heures, j’écoutais There’s No Cure for Love de Leonard Cohen dans ma voiture, en revenant du centre ville de Québec. La lumière tombait doucement sur le paysage québécois, et les paroles de cette chanson, que je connais par cœur, me sont apparues soudainement comme une résonance intime à une question qui m’habite depuis toujours : Où va le Sénégal ? Une question qui m'est revenue aprés avoir vu le post d'Elimane Haby Kane. Un ami internaute de Facebook. Donc, un ami noosphérique que je salue en passant. Question simple, mais chargée de tous les poids, tous les élans, toutes les colères et tous les espoirs de ceux qui, comme moi, vivent avec un pays dans le cœur tout en ayant les deux pieds dans un autre.

Je vis au Canada depuis des décennies (1994). Ce pays, je ne l’ai pas simplement choisi : il m’a accueilli, nourri, offert des responsabilités politiques, universitaires, scientifiques. Il m’a permis de vivre ce que j’appelle parfois, avec un brin d’ironie, « ma deuxième patrie cognitive ». Mais le Sénégal, lui, n’a jamais quitté ma mémoire active. Il reste la première résonance de ma conscience historique, le socle de ma subjectivité, le référent de toute altérité. On ne peut guérir de l’amour, disait Cohen. Je dirais plus radicalement : on ne guérit pas de son pays. Il vous poursuit, vous interpelle, vous réclame, vous convoque dans les moments où il tente de se redéfinir. Et c’est précisément le cas aujourd’hui.

La question posée aux étudiants de Licence 3 à l’Université Cheikh Anta Diop — l’un de mes alma mater (1981) — est d’une pertinence implacable. Elle appelle à la lucidité, au courage, à l’exigence intellectuelle. Elle exige surtout de ne pas se contenter des slogans politiques ou des modèles empruntés. Elle appelle à penser depuis le pays. C’est dans cette disposition que j’y réponds, avec humilité en considérant ma longue absence, à la fois avec le cœur et avec la rigueur d’un chercheur en sociologie de la connaissance, d’un théoricien de la prospective, d’un analyste stratégique de la transformation des régimes politiques. Mais je le ferai aussi comme un homme qui sait que l’amour du pays n’est pas une posture mais une charge.

I. Penser depuis l’amour, penser depuis la douleur

Le Sénégal n’est pas un pays en perdition. Mais c’est un pays en flottement. Un pays dont les énergies profondes sont souvent empêchées par des appareils étatiques qui confondent transformation et transferts de pouvoir, rupture et vengeance, refondation et retour de flamme. Nous avons une jeunesse brillante, connectée, indocile, en quête d’avenir. Mais cette jeunesse est piégée dans une architecture étatique héritée du XIXe siècle, dans un modèle de gouvernance hérité du mimétisme colonial, dans un imaginaire politique qui recycle les mots sans les sens.

Il y a des moments où les nations doivent s’arrêter et se regarder en face. Pas pour faire de la nostalgie, ni pour écrire un programme de gouvernement, mais pour se dire la vérité nue. Le Sénégal n’a pas encore tranché avec l’idée qu’il pouvait simplement s’améliorer à la marge. Il hésite encore à faire ce saut qualitatif vers une vision ontologiquement nouvelle. Et c’est là que commence la vraie prospective. Une prospective qui ne se contente pas de projeter les tendances, mais qui interroge les fondements mêmes de notre présence au monde, notre rapport au possible, au temps, et à l’intelligibilité du futur. Or, au Sénégal, malgré une volonté manifeste de transformation – que l’on pourrait qualifier de dogmatique tant elle semble porter une foi dans le pouvoir structurant des institutions rénovées – cette dynamique reste enfermée dans les paradigmes classiques du développement.

Mais avant d’aller trop vite aux conclusions, laissez-moi vous introduire à une approche que je travaille depuis des années, une approche que j’ai forgée au croisement de la sociologie critique, des systèmes cognitifs et de la pensée stratégique : la convergence anticipatoire.

Cette théorie trouve une de ses sources dans les travaux de Ray Kurzweil, inventeur, futurologue et directeur de l’ingénierie chez Google, connu pour ses projections audacieuses sur l’évolution exponentielle de la technologie. Dans The Singularity Is Near (2005), Kurzweil défend l’idée qu’à mesure que les technologies s’auto-amplifient, l’humanité s’approche d’un point de bascule historique : la singularité technologique, où l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence humaine et reconfigurera toutes les sphères de l’existence.

Si cette vision est contestée, elle a néanmoins le mérite de poser une exigence intellectuelle majeure : penser le futur comme un régime de rupture, non comme simple continuité améliorée du présent. C’est précisément à partir de cette nécessité que j’ai articulé la convergence anticipatoire, en lui conférant une inflexion sociologique, politique et cognitive propre aux défis de nos sociétés africaines.

Là où Kurzweil parle d’une convergence NBIC (nano-bio-info-cogno) technologique, je propose une convergence ontologique entre quatre dimensions fondamentales :

Le réel (ce qui est)

Le possible (ce qui peut être)

Le souhaitable (ce qui doit être)

Le pensable (ce qui peut être intelligible par une société donnée)

La crise contemporaine – au Sénégal comme ailleurs – vient souvent du décrochage entre ces régimes de réalité. L’État planifie, mais la société n’adhère pas. Le discours politique promet, mais l’imaginaire collectif n’y croit plus. Le Sénégal, aujourd’hui, est à un carrefour où il doit réconcilier ces régimes, faute de quoi ses ambitions resteront suspendues dans l’air sans prise sur le réel.

C’est ce que nous allons maintenant explorer, en appliquant cette grille à la trajectoire actuelle du pays à l’horizon 2050.

II. La convergence anticipatoire : une grammaire pour l’avenir

Depuis plusieurs années, j’ai développé donc cette théorie. Elle est née de la nécessité de penser autrement les processus sociaux, politiques et cognitifs à l’ère de la noosphère. Contrairement aux approches linéaires de la prospective qui se contentent de projeter les tendances passées, la convergence anticipatoire propose une lecture synchronique et diachronique de la transformation. Elle postule que toute société doit identifier, articuler et mettre en cohérence quatres formes de régimes : le régime du réel (ce qui est), le régime du possible (ce qui peut advenir), le régime du souhaitable (ce que l’on veut advenir) et le pensable (ce qui peut être intelligible par une société donnée).

La force de cette théorie est qu’elle ne sépare pas la connaissance du devenir. Elle considère que la transformation sociale ne résulte pas d’une simple volonté politique ou d’un investissement économique, mais d’un alignement stratégique entre la mémoire, la vision et l’action. Cette convergence ne se décrète pas : elle se travaille, se cultive, se construit. Elle suppose une culture politique anticipatrice, une capacité à penser les ruptures, à préfigurer les bifurcations, à inscrire l’action dans des régimes de sens partagés.

III. Appliquer la convergence anticipatoire au Sénégal

Appliquer cette grille au Sénégal revient à quatre diagnostics majeurs.

1. Le régime du réel : Le pays vit aujourd’hui une reconfiguration politique inédite. L’élection récente d’un pouvoir jeune, incarné par des figures dites de la rupture, crée une nouvelle attente sociétale. Toutefois, la structure de l’État reste profondément administrative, centralisée, peu flexible, et encore fondée sur une logique néo-jacobine. Le système éducatif, la justice, l’agriculture, l’industrie, la recherche scientifique fonctionnent dans des logiques héritées. Le réel est donc marqué par une tension entre des promesses symboliques et des structures obsolètes.

2. Le régime du possible : Ce régime dépend de notre capacité à créer des scénarios alternatifs crédibles. Cela signifie poser des hypothèses fortes : et si le Sénégal devenait un pôle africain de souveraineté numérique ? Et si le pays se dotait d’un réseau de cités éducatives post-diplômantes adossées à ses territoires culturels ? Et si la diaspora, considérée comme une marge, devenait un organe constitutif du pouvoir stratégique ? Ces possibles existent. Mais ils exigent une ingénierie cognitive, une planification systémique et une gouvernance distribuée.

3. Le régime du souhaitable : Le souhaitable ne peut pas être uniquement formulé par les cercles étatiques ou les plans quinquennaux. Il doit émerger d’un débat national, inclusif, ancré dans nos valeurs mais ouvert à l’inconnu. Le souhaitable, au Sénégal, devrait inclure la justice sociale, la souveraineté cognitive, la territorialisation des politiques publiques, l’égalité des chances, la dignité des ruraux, la révolution écologique, le respect du sacré. Ce régime du souhaitable n’est pas une utopie : c’est une exigence stratégique.

4. Le régime du pensable – ce qui peut être compris, intégré, approprié par une société à un moment donné de son histoire cognitive. Il s’agit de la capacité collective d’intelligibilité, qui conditionne la réception d’une transformation. Un projet peut être techniquement possible et éthiquement souhaitable, mais s’il n’est pas pensable, c’est-à-dire s’il ne peut pas s’inscrire dans le langage symbolique, les cadres de compréhension ou les matrices culturelles d’un peuple, il échouera ou sera violemment rejeté.

Ce quatrième diagnostic, souvent négligé dans les approches prospectives classiques, est pourtant central. C’est lui qui explique pourquoi certains modèles échouent même lorsqu’ils sont bien financés, bien intentionnés et bien planifiés : la société ne les comprend pas, ne les désire pas ou les associe à une dépossession cognitive.

La convergence anticipatoire repose ainsi sur l’idée que ces quatre régimes doivent se synchroniser pour qu’une transformation sociale ou politique soit viable, stable et légitime. Le Sénégal, à l’heure de son agenda 2050, doit relever ce défi intégral, sous peine d’accumuler des projets brillants mais déconnectés de la mémoire profonde du pays, de ses rythmes sociaux réels, et de ses cadres d’intelligibilité collective.

IV. Tester la convergence : face à l’agenda transformationnel de l’État

Les nouvelles autorités parlent d’agenda transformationnel, d’horizon 2050, de rupture, de réforme. Ces mots, en eux-mêmes, sont porteurs d’ambition. Mais leur performativité dépend du système sémantique dans lequel ils sont inscrits. Autrement dit : transformer quoi, pourquoi, avec qui, et au nom de quelle vision du monde ?

À l’aune de la convergence anticipatoire, on pourrait poser les questions suivantes :

Y a-t-il au Sénégal une culture de la convergence intersectorielle ? Autrement dit, les politiques éducatives, industrielles, agricoles, environnementales se parlent-elles ?

Y a-t-il une anticipation structurée des risques systémiques à venir : choc climatique, implosion du modèle urbain, dislocation de la famille, numérisation incontrôlée ?

Y a-t-il un lieu de convergence cognitive, un organe public de prospective nationale piloté par une élite épistémique, indépendante, pluridisciplinaire, capable de penser la transformation en dehors des calculs partisans ?

À ces questions, ma réponse est nuancée. Le Sénégal possède des têtes brillantes, des institutions compétentes, des ressources humaines remarquables. Mais la dynamique de transformation est souvent happée par une logique d’urgence politique, de gestion des chronoppositions et du combat contre le deep state. Le régime du réel étouffe le possible. Le souhaitable est caricaturé en rêve. Il n’y a pas encore une culture systémique de la convergence.

V. Penser le futur comme exigence d’intelligence collective

Le Sénégal ne pourra pas affronter les défis du XXIe siècle avec les instruments du XXe. L’État doit être pensé comme une plateforme d’intelligence collective, non plus comme un centre de commandement. Cela signifie redéfinir ses missions, ses structures, son rapport à la société civile, à la diaspora, aux territoires. Cela implique une refondation du pacte civique. Cela suppose aussi de réconcilier le pays avec sa propre capacité à penser depuis lui-même.

J’ai souvent écrit – et j’y insiste encore ici – que la prospective n’est pas un luxe universitaire. C’est un outil stratégique de souveraineté. Dans un monde en basculement, où les États-nations sont fragilisés, où les identités sont reconfigurées, où les technologies redessinent les rapports de force, un pays sans capacité anticipatoire est un pays à la merci des récits des autres.

Il est temps que le Sénégal se dote d’un Institut national de convergence stratégique, à la croisée des sciences sociales, de l’ingénierie, de la philosophie et de la géopolitique. Il est temps que les politiques publiques soient adossées à des grilles de modélisation prospective. Il est temps que les universités sénégalaises forment non seulement des diplômés, mais des architectes de futur.

Pour finir ce texte et rester dans le format de Facebook et de la capacité d'absortion des internautes, je dirai, l'instar de Léonard Cohen: il n’y a pas de remède à l’amour. Il n’y a pas de remède à l’attachement profond d’un homme à son pays. On peut s’en éloigner physiquement, mais chaque soubresaut de la nation réveille en nous une vibration ancienne. Répondre à la question « Où va le Sénégal ? », c’est d’abord répondre à un appel. Pas celui d’un programme électoral. Pas celui d’une mode académique. Mais celui d’une responsabilité ontologique : penser pour et avec le pays.

J’espère que les étudiants qui planchent sur ce sujet le feront avec sérieux, mais aussi avec gravité. Qu’ils comprennent que le futur ne se prédit pas : il s’imagine, se conçoit, se modélise, se désire. Et qu’il est de leur devoir — comme il fut du nôtre — de faire de ce pays une promesse tenue.

À propos de l’auteur

Dr. Moussa Sarr est, chercheur africain-canadien, établi au Canada, auteur de plusieurs travaux sur la transformation des sociétés contemporaines, la gouvernance cognitive, les modèles émergents de souveraineté numérique et les divers développements de la société noosphérique. Il est notamment connu comme l’auteur du concept de convergence anticipatoire, une grille d’analyse socio-stratégique appliquée aux États, aux institutions et aux systèmes cognitifs en mutation.

Auteur de l'ouvrage Communautique et intelligence collective, il vit à Québec (Cap Rouge) où il dirige un Think tank de dernière génération sur la sociotique, la société noosphérique et le futur humain. Il a consacré les deux dernières décennies à théoriser et à expérimenter sur le terrain des dispositifs d’intelligence collective, notamment à travers Lachine Lab - l’Auberge Numérique, qui articulent souveraineté cognitive, résilience urbaine et relocalisation alimentaire dans une perspective post-anthropocénique.

Il est régulièrement invité dans les cercles scientifiques et politiques pour penser les transitions systémiques, les bifurcations historiques et les futurs désirables. Son travail s’inspire à la fois de la sociologie critique, de la pensée africaine décoloniale, et des méthodologies de la futurologie stratégique.

Publications clés à consulter:

Pour approfondir la notion de convergence anticipatoire et sa pertinence pour le Sénégal, les étudiants peuvent consulter les textes suivants :

« Le réarmement scientifique de l’Afrique » (2025) – Un billet mobilisant les figures d’Imhotep et Cheikh Anta Diop, dans lequel l’auteur expose comment la convergence anticipatoire peut réarmer épistémologiquement le continent africain dans un monde en crise.

« The Book of Eli et la souveraineté cognitive » (2025) – Une analyse des dispositifs de résilience post-apocalyptique et de transmission de savoirs dans un contexte de délitement mondial, à travers l’expérience du Food Lab et de la relocalisation alimentaire dans une démarche de convergence.

« Où va l’Amérique ? » (2025) – Une lecture géostratégique et ontologique de la crise des États-Unis après la guerre USA-Israël contre l’Iran, montrant comment la perte de convergence entre le régime du réel, du possible et du souhaitable entraîne un effondrement symbolique des nations.

« La Prison » (roman sociopolitique, en cours) – Bien que narratif, ce livre met en scène la critique systémique des institutions à travers la fiction, et mobilise la convergence anticipatoire dans le combat d’un homme contre les régimes de destruction paternelle.

Pour citation académique :

La convergence anticipatoire a été introduite pour la première fois dans ses travaux dès 2018, puis consolidée à travers ses expérimentations de terrain et ses publications entre 2021 et 2025. Les étudiants peuvent formuler ainsi leur référence :

 

Dr. Moussa Sarr (Moise Sarr, sur FB),

Communautique et intelligence collective,

Presse Universitaire Européenne, 2019

Section: 
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