Le front de trop

Après les politiques et les médias, le Premier ministre Ousmane Sonko devra aussi faire face à un vent de révolte qui souffle de plus en plus au sein de la magistrature.
La pilule administrée par le Premier ministre Ousmane Sonko ne passe toujours pas en travers la gorge de certains magistrats. Hier, des médias sont revenus sur la rencontre avortée qui devait se tenir ce mercredi entre le Premier ministre et l’Union des magistrats sénégalais. L’organisation chargée de la défense des intérêts matériels et moraux des magistrats aurait décliné une demande en provenance de la primature. L’information, qui a barré la une de plusieurs journaux, n’a pas été du goût de certains collaborateurs proches du Premier ministre.
Chef de la Cellule médias et communication gouvernementale, Ibrahima Diallo n’a pas tardé à réagir sur sa page Facebook. “Le Premier ministre Ousmane Sonko n’a jamais demandé à rencontrer les magistrats”, lance-t-il d’emblée, avant d’ajouter : “Chacun est libre de se faire des films et d’en assumer la promotion. Aucune pression médiatique ne peut le faire fléchir.”
Les médias publics ont aussi été rappelés en renfort. Aussi bien ‘’Le soleil’’ que la RTS ont repris la version gouvernementale.
Mais alors que Diallo semble catégorique, la version livrée dans lesdits médias prête plutôt à confusion. Tout en soulignant que le Premier ministre n’est pas demandeur, ils parlent d’une “démarche personnelle de son conseiller juridique” qui est également magistrat et membre de l’UMS. Ce serait donc “de son propre chef” que ce dernier a estimé “qu’il serait utile, dans une dynamique républicaine, que le chef du gouvernement et chef de l’Administration puisse rencontrer les acteurs du secteur de la justice, et en particulier l’UMS”.
Un dossier qui accentue le malaise dans la justice
Si l’initiative est du conseiller juridique, il est à relever qu’elle avait été validée par le Premier ministre qui avait manifesté son accord pour rencontrer les magistrats le mercredi 9 juillet. C’est à la suite de cet accord que le conseiller a saisi le président de l’Union des magistrats sénégalais, qui a également donné “son accord de principe, sous réserve d’échanger avec ses collègues”.
Comme promis, Ousmane Chimères Diouf s’en est ouvert à ses collègues qui se seraient massivement exprimés contre une telle rencontre. “Les réactions ont été très violentes. La base, de manière générale, a été très hostile à l’idée d’une rencontre de l’UMS avec le Premier ministre. Certains magistrats ont même souhaité, en préalable à toute rencontre, des excuses publiques d’Ousmane Sonko”, a révélé ‘’Le Quotidien’’. Selon toujours le média, d’autres ont préconisé qu’il ne faille pas y aller sans une invitation formelle, pour se prémunir contre tout ‘’coup fourré’’ destiné à faire croire que c’est l’UMS qui serait à l’initiative.
Dans tous les cas, cette affaire révèle le malaise profond entre l’autre tête de l’Exécutif et une partie de ceux qui incarnent le pouvoir Judiciaire. Un malaise qui pourrait être lourd de conséquences dans le fonctionnement des institutions.
À l’origine, les déclarations incendiaires du Premier ministre présentant la justice comme le “grand problème” du Sénégal, accusant des magistrats d’être corrompus.
Justice et Exécutif : un ménage pas toujours heureux
Souvent accusée d’être complaisante envers les régimes, la magistrature a souvent connu des rapports conflictuels avec les pouvoirs. Le point d’orgue a été le magistère de Souleymane Téliko à la tête de l’Union des magistrats sénégalais, qui n’hésitait pas à aller au front pour en découdre avec les tenants de l’Exécutif. Sous Wade, on se souvient des batailles épiques avec l’UMS, notamment sous la présidence d’Aliou Niane, mais aussi sous Abdoulaye Ba.
Sous la présidence de Souleymane Téliko, la plupart du temps, c’était des combats pour renforcer l’indépendance de la justice. Dans certains cas, pour protester contre des affectations jugées illégales de magistrats. Sous Wade, les luttes avaient souvent des soubassements financiers, avec des magistrats qui réclamaient une amélioration de leurs conditions de travail.
Il est cependant rare de voir des heurts consécutifs à des attaques d’un chef de l’Exécutif contre des magistrats, à la suite de décisions défavorables.
Le débat de l’indépendance remis sine die
Pendant ce temps, la question de l’indépendance de la justice semble de moins en moins être la préoccupation, malgré les déclamations. Depuis 2017, des magistrats appellent de tous leurs vœux à une gestion plus transparente de leur carrière, mais l’Exécutif feint jusque-là, semblant ignorer cette requête. On préfère épiloguer sur la présence ou non du président de la République au sein du Conseil supérieur de la magistrature. Or, le vrai problème, conviennent les acteurs, c’est la mainmise de l’Exécutif sur la carrière des magistrats. Cela a été rappelé à toutes les assises sur la justice.
Souleymane Téliko faisait partie de ceux qui ont toujours estimé qu’il faut un renforcement de l’indépendance statutaire des magistrats. À ceux qui soutiennent que l’indépendance est une question de personnalité, il disait : “... Considérer que l’indépendance de la justice se résume à une question de comportement procède d’une approche très réductrice du sujet.”
Pour lui, il est essentiel de distinguer l’indépendance de la justice prise globalement en tant que corps, de l’indépendance des magistrats pris individuellement. “Les magistrats, pris individuellement, sont, dans leur écrasante majorité, des hommes et des femmes épris de justice et à cheval sur les principes. Mais, dans un État de droit, le plus important, ce n’est pas que des magistrats soient indépendants. Il faut aussi que la justice, en tant que pouvoir, soit indépendante des autres pouvoirs et en particulier de l’Exécutif. Et cela ne peut se faire que si le système judiciaire est organisé de telle sorte que l’Exécutif ne puisse, en aucune manière, l’instrumentaliser”.
Par Mor Amar