Une visite entre amitié et malentendu sur l’axe Dakar – Abidjan

Le Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, s’apprête à effectuer une visite officielle en Côte d’Ivoire, prévue dans la première quinzaine d’avril 2025. Ce déplacement, le troisième à l’étranger depuis sa nomination, mais le premier en territoire ivoirien, revêt un caractère éminemment politique. Il s’inscrit dans un contexte de recomposition des rapports de force en Afrique de l’Ouest, marqué par la montée en puissance de l’Alliance des États du Sahel (AES), les tensions persistantes entre la Côte d’Ivoire et ses voisins sahéliens, et la méfiance croissante d’Abidjan vis-à-vis des nouvelles orientations diplomatiques de Dakar.
Ousmane Sonko, qui n’a jusqu’à présent jamais voyagé en dehors du continent africain depuis sa prise de fonctions, semble vouloir poser les jalons d’une nouvelle ère diplomatique, tout en tentant de rééquilibrer une relation ivoiro-sénégalaise fragilisée par les bouleversements internes des deux pays et les dynamiques géopolitiques régionales.
Des relations à réparer
La visite du chef du gouvernement sénégalais survient dans un contexte marqué par des tensions larvées entre Dakar et Abidjan. L’arrivée au pouvoir du tandem Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko a bouleversé les équilibres diplomatiques hérités de l’ère Macky Sall. En effet, selon Afrique Intelligences, les attaques de la nouvelle administration à l'endroit de Macky Sall et de son entourage ont particulièrement irrité Abidjan. Depuis son départ de la présidence, le patron de l'Alliance pour la République (APR) est resté très proche d'Alassane Ouattara, avec qui il est en contact régulier. Il avait discrètement séjourné à Abidjan au mois d'août 2024 et a encore été reçu à déjeuner par Alassane Ouattara dans sa résidence de Mougins, dans le sud de la France, le 28 mars, cette année .
D’après des sources diplomatiques, la Côte d’Ivoire aurait peu goûté aux attaques répétées contre l’ancien président sénégalais et ses proches. À Abidjan, certains considèrent que Dakar cherche à solder des comptes internes sur la scène régionale, ce qui pourrait nuire à l’esprit de coopération. Une autre source de crispation tient à l’absence de soutien ivoirien à la candidature d’Amadou Hott à la présidence de la Banque africaine de développement (BAD). Ouattara aurait préféré soutenir le Mauritanien Sidi Ould Tah, une décision interprétée à Dakar comme un signal politique, voire une manœuvre influencée par Macky Sall en coulisses, renseigne la même source.
Le malaise AES-Abidjan en toile de fond
La réorientation diplomatique sénégalaise, marquée par un rapprochement affirmé avec les régimes militaires de l’AES (Burkina Faso, Mali, Niger), est un autre point de friction. Bien que Dakar maintienne officiellement une ligne de neutralité bienveillante, sa volonté de dialoguer avec les juntes et de relancer la coopération sécuritaire et commerciale avec l’AES inquiète Abidjan. En effet, la Côte d’Ivoire entretient des relations notoirement difficiles avec le Mali et le Burkina Faso.
Le souvenir de l’affaire des 49 soldats ivoiriens détenus à Bamako en 2022-2023 reste vivace. Ces militaires avaient été accusés de « tentative de déstabilisation » du gouvernement malien et condamnés à 20 ans de prison avant d’être graciés par le colonel Assimi Goïta. Cette crise, qui aura duré près de six mois, a laissé des traces profondes, d’autant qu’elle avait mobilisé plusieurs chefs d’État ouest-africains, sans pour autant apaiser les tensions entre Bamako et Abidjan.
Autre épicentre de crispation: la frontière ivoiro-burkinabè, aujourd’hui considérée comme l’une des plus inflammables de la sous-région. En l’espace de deux ans, plusieurs incidents ont renforcé la méfiance entre les deux capitales. Le dernier en date, en février 2025, concerne l’arrestation de trois agents ivoiriens des eaux et forêts par les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), des supplétifs civils burkinabè, sur un site d’orpaillage contesté à Kalamon. L’affaire a ravivé le spectre de l’incident de 2023, au cours duquel deux gendarmes ivoiriens avaient été détenus plusieurs mois à Ouagadougou.
Une visite stratégique à plusieurs niveaux
C’est dans ce contexte régional sous tension que s’inscrit la visite d’Ousmane Sonko. Pour les autorités sénégalaises, il s’agit à la fois de rassurer Abidjan sur les intentions réelles du Sénégal dans le Sahel, et de préserver les acquis historiques de la coopération ivoiro-sénégalaise. Sur les dossiers économiques, les deux pays entretiennent des relations denses, avec de nombreux échanges commerciaux, des investissements croisés et des communautés importantes de ressortissants installés de part et d’autre.
Mais cette visite sera aussi l’occasion pour Sonko d’envoyer un message politique clair : celui d’un Sénégal souverain dans ses choix diplomatiques, soucieux de son positionnement régional, mais décidé à sortir des tutelles implicites. Le Premier ministre, qui a fait de la refondation des relations internationales une priorité, souhaite replacer le Sénégal comme acteur pivot entre les blocs de l’Afrique de l’Ouest, à équidistance des alliances traditionnelles comme la CEDEAO et des forces émergentes comme l’AES.
Pour rappel, au lendemain de l'élection de Bassirou Diomaye Faye, le chef de l'État ivoirien avait été l'un des premiers présidents africains à s'entretenir avec lui par téléphone. Un échange qui avait été facilité par Macky Sall en personne. Dans la foulée, Bassirou Diomaye Faye avait effectué une visite officielle dans la capitale économique ivoirienne au mois de mai.
Franc CFA : une fracture monétaire entre prudence ivoirienne et rupture sénégalaise
Au-delà des sensibilités politiques et des repositionnements géostratégiques, la question monétaire cristallise l’une des plus profondes divergences entre Dakar et Abidjan. Depuis leur accession au pouvoir, le président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko ont clairement affiché leur volonté de rompre avec le franc CFA, qu’ils considèrent comme un symbole persistant de domination postcoloniale et un frein à la souveraineté économique.
Le projet, encore à l’état d’intention, oscille entre deux options : rejoindre une monnaie unique régionale comme l’ECO, en gestation depuis plusieurs années, ou créer une monnaie nationale souveraine, arrimée à un panier de devises plus représentatif des échanges commerciaux réels du Sénégal. Lors de leur campagne électorale, les deux dirigeants ont répété que la souveraineté monétaire faisait partie intégrante de leur programme de rupture, au même titre que la réforme des institutions ou la refondation de la justice sociale.
Cette position tranche nettement avec la prudence – pour ne pas dire l’orthodoxie – adoptée depuis plusieurs années par la Côte d’Ivoire, pilier économique et politique de l’UEMOA. Le président Alassane Ouattara, fervent défenseur du franc CFA, n’a cessé de rappeler l’attachement de son pays à cette monnaie, qu’il considère comme un facteur de stabilité et de performance macroéconomique. Dans une déclaration restée célèbre, prononcée le 15 février 2019 à l’issue d’un entretien avec le président français à Paris, Ouattara – alors président en exercice de la Conférence des Chefs d’État de l’UEMOA – avait vertement tancé les détracteurs du franc CFA : « J’ai entendu beaucoup de déclarations sur le franc CFA (…) Je ne comprends pas ce faux débat (…) Le franc CFA est notre monnaie, c’est la monnaie de pays qui l’ont librement choisie (…) Cette monnaie est solide, elle est appréciée, elle est bien gérée (…) Les huit économies qui la composent sont parmi les meilleures en performance économique (…) Nous sommes très heureux d’avoir cette monnaie qui est stabilisante pour nos économies. »
Cette sortie, au ton ferme, illustre l’approche conservatrice d’Abidjan en matière de politique monétaire. Pour Ouattara et une partie des élites économiques ivoiriennes, le maintien dans la zone franc garantit un cadre macroéconomique stable, qui attire les investissements étrangers, limite l’inflation et facilite l’accès aux marchés financiers internationaux.
Du côté sénégalais, à l’inverse, les critiques se fondent sur l’argument selon lequel le franc CFA, arrimé à l’euro, prive les économies ouest-africaines de leviers d’ajustement, empêche toute politique monétaire proactive et consacre une dépendance vis-à-vis des institutions françaises, notamment via la présence du Trésor public français dans le processus de garantie.
Cette divergence n’est pas nouvelle, mais elle prend désormais une dimension plus aigüe, car le Sénégal est gouverné par une équipe politique qui fait de la souveraineté monétaire un marqueur idéologique fort. La Côte d’Ivoire, en revanche, entend préserver un statu quo jugé favorable à sa croissance.
L'ombre de la rencontre Sonko-Thiam
Par ailleurs, un autre élément, plus discret mais politiquement significatif, pourrait expliquer la prudence d’Abidjan face à la nouvelle posture de Dakar. En octobre 2024, Ousmane Sonko avait reçu à huis clos Tidjane Thiam, président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), principal opposant au président Alassane Ouattara. Cette rencontre, qui n’a jamais été officiellement médiatisée, a néanmoins été perçue comme un geste d’ouverture à l’égard d’un acteur stratégique dans le paysage politique ivoirien, à quelques mois d’une présidentielle décisive.
Tidjane Thiam, ancien patron du Crédit Suisse et personnalité respectée dans les milieux financiers internationaux, est aujourd’hui le candidat naturel du PDCI pour la présidentielle d’octobre 2025.
Le lien entre Thiam et le Sénégal n’est pas que circonstanciel. Son père, Amadou Thiam, était un journaliste sénégalais de renom, né à Dakar en 1923, diplômé de l’Institut international de journalisme de Strasbourg, qui s’est installé en Côte d’Ivoire en 1947. Il bénéficiait de la nationalité française à l’époque coloniale, avant d’adopter la nationalité ivoirienne. Il est aussi le frère cadet de Habib Thiam, ancien Premier ministre du Sénégal sous les présidences de Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf. Ce pan d’histoire familiale renforce un ancrage affectif et symbolique fortentre Tidjane Thiam et le Sénégal, et pourrait expliquer en partie les affinités politiques actuelles.
Ce rapprochement, même s’il ne relève d’aucune alliance formelle, n’a pas manqué de faire sourciller le palais présidentiel ivoirien. Dans un contexte où chaque geste diplomatique est scruté, la rencontre Sonko–Thiam, combinée à la montée en puissance du discours souverainiste à Dakar, alimente une forme de méfiance croissante chez certains proches d’Alassane Ouattara, soucieux de préserver l’équilibre politique interne à l’approche d’échéances électorales déterminantes.
Pourtant sa candidature est menacée, elle est récemment contestée en justice. Une militante de son parti remet en cause sa légitimité. Mercredi 2 avril, des députés et militants du PDCI ont manifesté devant le palais de justice d’Abidjan. Ils dénoncent une manœuvre politique visant à l’empêcher de se présenter.
Depuis quelques semaines, un débat sur la nationalité de Tidjane Thiam agite la scène politique de la Côte d'Ivoire. En février, il avait annoncé renoncer à sa nationalité française, qui lui avait été accordée en 1987. Une mesure qui a pris effet par décret le 20 mars dernier. Mais, pour ses détracteurs, Tidjane Thiam a entre-temps perdu sa nationalité ivoirienne.
La diplomatie de proximité comme priorité
Il est également notable que Sonko, depuis son arrivée à la primature, n’a effectué aucune visite hors du continent africain. Ses priorités sont régionales. Après une première tournée discrète dans les capitales voisines, puis un passage à Addis-Abeba pour les réunions de l’Union africaine, c’est vers Abidjan qu’il dirige maintenant son attention. Une diplomatie de proximité assumée, cohérente avec la vision panafricaniste qu’il défend depuis des années.
Pour beaucoup d’observateurs, la rencontre prévue avec Alassane Ouattara sera donc lourde de symboles. Elle permettra de tester la capacité des deux hommes à dépasser les différends récents, à retrouver une base de confiance et à poser les bases d’un partenariat rénové.
Dans une Afrique de l’Ouest à la croisée des chemins, où les lignes diplomatiques se déplacent vite, cette visite pourrait être l’un des marqueurs les plus significatifs de la nouvelle ère sénégalaise. À condition que les non-dits soient mis sur la table, et que les susceptibilités politiques cèdent la place à une logique de coopération pragmatique.
Amadou Camara Gueye