Des débats houleux
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Les 17 personnes placées sous mandat de dépôt, depuis la semaine dernière, à la suite d’affrontements avec la gendarmerie le 12 août dernier et jugées hier devant le tribunal des flagrants délits de Thiès, ont tous bénéficié d’une liberté provisoire. L’affaire est mise en délibéré. Le verdict est attendu le 26 août prochain.
Très attendu, le procès d’hier des villageois de Tobène, Maka Dieng et Keur Maguèye (Tivaouane) arrêtés, déférés et placés sous mandat de dépôt, vendredi dernier, est parti pour être le plus sécurisé, à Thiès, de l’année en cours. L’audience a été sous haute surveillance.
Dès les premières heures de la matinée, le tribunal de grande instance de Thiès a été quadrillé par les éléments du Groupement mobile d’intervention (GMI) qui ont reçu les ordres de leur supérieur de veiller au grain. Les populations de Tobène et environs venues soutenir leurs parents arrêtés ont très vite été évacuées sans résistance aucune par les forces de l’ordre. Elles s’étaient regroupées en face de la place de France. Très loin de la salle où se déroulait l’audience. Personne n’a eu le droit de s’approcher de l’enceinte du tribunal. L’audience qui devait démarrer très tôt dans la matinée d’hier, a finalement débuté à 11 h.
Après avoir fait un bref rappel des faits qui ont conduit à leur arrestation, le président Mameby Bâ a appelé à la barre toutes les 17 personnes (Mbaye Sakho, Gora Top, Cheikh Fall, Daouda Sakho, Mbacké Top, Cheikh Tidiane Niang, Alassane Thioune, Assane Mbaye, Cheikh Niang, Bouba Top, Ablaye Lô, etc.) placées sous mandat de dépôt, à la suite d’échauffourées avec les éléments de la gendarmerie le 12 août dernier, dans le village de Tobène, pour diverses infractions dont l’incitation à la rébellion, le trouble à l’ordre public, les violences et voies de faits à agents dépositaires de la force publique.
A Gora Top, Bouba Top et Assane Mbaye, il leur est reproché des délits de coups et blessures volontaires à agents dépositaires de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions. Cheikh Fall, qui était à Diaobé au moment des faits, est poursuivi pour incitation à la rébellion via les réseaux sociaux. Mais devant la barre, tous les prévenus ont nié les faits. C’est l’un des chefs de village qui a ouvert la voie à la contestation. Dans un premier temps, le vieux Mbaye Sakho a nié qu’il y a eu, ce jour-là, un rassemblement au village de Tobène. Il a clairement réfuté la thèse du rassemblement. A la question du maître des poursuites de savoir s’il y a eu des affrontements entre les populations et la gendarmerie le 12 août dernier, le vieux Sakho répond par la négative. Avant de reconnaître qu’il y a eu ‘’bel et bien’’ des affrontements.
Mais, s’empresse-t-il de préciser, il n’y était pas ce jour-là. Décidé à obtenir vaille que vaille une réponse claire, le procureur poursuit sa série de questions. ‘’Êtes-vous au courant que des gendarmes ont été blessés le jour de ces affrontements et que certains ont eu des incapacités de travail de 21 à 25 jours ?’’. ‘’Non, je n’étais pas au courant, parce que j’étais chez moi. C’est à mon domicile que j’ai été arrêté. S’il est vrai que des agents ont été blessés, nous déplorons ce qui s’est passé. Moi-même, je ne cautionne pas la violence’’, a rétorqué Mbaye Sakho.
Comme lui, tous les autres ont nié les faits pour lesquels ils sont poursuivis et qui leur ont valu un séjour carcéral à la Maison d’arrêt et de correction (Mac) de Thiès. Cheikh Niang dit aussi ne pas avoir participé à ce rassemblement interdit. Il affirme qu’il a été arrêté chez lui, alors qu’il venait juste de terminer sa prière de 14 h et de prendre son déjeuner. ‘’Je ne sais pas pourquoi j’ai été arrêté, puisque je n’étais pas sur les lieux du rassemblement. Je suis un chauffeur de ‘7 places’ et je n’étais pas sur les lieux au moment des faits. J’ignore pourquoi on m’a arrêté’’, s’est défendu le jeune homme.
Tout comme Cheikh Niang, Ablaye Lô a soutenu qu’il ne faisait pas partie du groupe des manifestants. Le jeune homme a précisé qu’il était à Thiès pour des consultations médicales dans un hôpital privé catholique, le jour où les affrontements ont éclaté dans son village. Il a été arrêté aussi chez lui comme tant d’autres. Gora Top était à Dakar le jour des affrontements.
La colère du procureur
Ainsi, personne n’a plaidé coupable devant la barre, comme s’ils s’étaient donné le mot. Ce qui a provoqué la colère du maître des poursuites. ‘’Cela m’étonne que tout le monde, ici, dise ne pas être sur les lieux. Ayez la franchise et l’humilité de dire la vérité. Vous êtes devant un tribunal. Il y a des gendarmes qui ont été blessés, ce jour-là. Pour certains, ils ont cessé de travailler pour quelques jours. Ce que vous faites ressemble tout simplement à du je-m’en-foutisme. Mais ça ne passera pas. Quand on est devant un tribunal, il faut dire la vérité. Parmi vous, il y a des personnes âgées. Alors dites la vérité. Ce n’est pas responsable ce que vous faites’’, a fulminé Assane Ngom.
A la quête de réponse exacte, le procureur hausse le ton. Et demande aux prévenus de dire la vérité à la cour, rien que la vérité. Pendant un long moment, personne n’a pris la parole. Après quelques minutes de silence, Mbaye Sakho, visiblement le plus âgé du groupe des prévenus, décide ‘’d’affronter’’ le procureur. Ce face-à-face va durer cinq minutes. Il reprend la parole et affirme : ‘’Depuis que je suis né, je n’ai jamais eu une petite altercation avec un élément des forces de l’ordre. Ce n’est pas à mon âge que je vais me livrer à ce genre de spectacle. Je vous ai dit que je n’étais pas sur place. Les jeunes qui sont arrêtés sont des chauffeurs et commerçants pour la plupart. Ils n’étaient pas aussi sur les lieux, le jour des faits. Moi, je suis vieux et je n’ai pas le temps de manifester.’’
Cette réponse servie à nouveau au procureur semble ne pas le convaincre. Il tempête encore et freine le vieux Mbaye Sakho. ‘’Pourtant, lors de l’enquête préliminaire, vous aviez dit que vous étiez sur place. Donc, il ne faut pas venir devant la barre et dire le contraire. Des gendarmes ont été blessés. Les faits sont là. Donc, qui a blessé les gendarmes ? Personne ? Il faut assumer. Le mal est déjà là. Ils sont tombés sous le coup de la loi, en son article 98 du Code pénal’’, a martelé le maître des poursuites, soulignant l’impératif d’être serein pour régler de façon définitive cette question qui oppose les populations de Tobène aux Industries chimiques du Sénégal (ICS).
Dans son réquisitoire, le représentant du ministère public a plaidé la relaxe des prévenus, excepté Cheikh Fall qui aurait posté un élément sonore dans les réseaux sociaux pour inciter les populations à la mobilisation.
Des arguments démontés par la défense
Dans cette affaire, un pool d’avocats a été commis pour assurer la défense des prévenus. Hier, ils étaient une dizaine dans ce dossier. Tour à tour, les avocats de la défense ont affirmé qu’il n’y avait aucun élément de preuve pouvant asseoir une quelconque culpabilité. Pour Me Adja Fatou Diallo, ce dossier est vide. Parce que, dit-elle, dans les procès-verbaux, il est clairement dit que les personnes arrêtées sont ‘’soupçonnées’’. A son avis, rien que le mot ‘’soupçonné’’ montre qu’il y a absence de preuves.
Son confrère, Me Alioune Badara Fall, a soutenu que le parquet n’est pas en mesure de présenter des preuves tangibles. En matière pénale, a-t-il ajouté, le principe est que le parquet apporte des preuves concrètes de la culpabilité des uns et des autres. ‘’Dans cette affaire, les personnes arrêtées n’ont pas été identifiées sur le site du rassemblement par les gendarmes. Et rien ne nous dit que les gendarmes ont été blessés. Il n’y a aucune preuve. C’est pourquoi je demande la relaxe pure et simple au bénéfice du doute’’, a plaidé Me Fall.
Pour le cas de Cheikh Fall qui, selon le procureur, doit être puni pour avoir incité, via les réseaux sociaux, les populations à la mobilisation, Me Alioune Badara Fall a également réitéré l’abandon des poursuites. Car, d’après lui, l’audio incitant les habitants de Tobène à la révolte n’a pas été versé dans le dossier. Maitre Souleymane Diallo est lui revenu, dans son plaidoyer, sur la source même du problème opposant ces villageois aux ICS. Il considère qu’avec cette indemnisation d’un million 500 mille francs CFA l’hectare, il y a de quoi contester. Poursuivant, il rappelle que les ICS ne peuvent pas exproprier les populations de leurs terres et leur proposer cette ‘’modique’’ somme.
De son côté, Me Khoureichi Bâ, qui a également plaidé la relaxe pure et simple, a soutenu que dans ce dossier, il n’y a pas d’infraction constituée. Aussi, a-t-il trouvé ‘’dérisoire’’ le montant de l’indemnisation que les populations ont refusée. Exproprier les paysans de leurs terres, c’est ‘’précipiter leur mort’’.
Pour sa part, Me Assane Dioma Ndiaye a révélé que le seul mot ‘’soupçonné’’ suffit à les disculper. ‘’Monsieur le Président, vous avez des innocents devant vous. Les populations ont subi une injustice et ont décidé de revendiquer pour conserver leurs terres. Ceux qui sont à la barre ne devraient pas y être. Ceux qui devraient y être n’y sont pas. Dans ce cas, nous demandons la relaxe pure et simple’’, a dit Me Ndiaye.
Par ailleurs, il a attiré l’attention des citoyens sur les dangers qui guettent le pays, du fait des scandales fonciers récurrents. A Tobène, a-t-il renchéri, les populations ont été ‘’opprimées’’, alors que le Constitution leur consacre l’accès aux ressources. Il invite, à cet effet, les ICS à indemniser les populations ‘’à juste valeur’’.
Après les plaidoiries, le président du tribunal, Mameby Bâ, a repris la parole. Il a prononcé la liberté provisoire pour l’ensemble des prévenus. Une décision ‘’d’apaisement’’ que salue Me Adama Fall. D’après lui, tous les prévenus doivent recouvrer la liberté et rentrer auprès de leur famille.
Ainsi, l’affaire est mise en délibéré pour le 26 août prochain.
GAUSTIN DIATTA (THIES)