Le Sénégal face à son histoire, la France face à ses responsabilités
À moins d’une semaine de la commémoration des 80 ans du massacre de Thiaroye, le souvenir de cette tragédie ressurgit avec force dans un Sénégal en pleine mutation politique. La reconnaissance tardive par la France et les nouvelles revendications de justice alimentent un débat brûlant. Entre devoir de mémoire et nouvelles attentes, l'événement historique interroge les rapports postcoloniaux et la dignité des anciens combattants.
Ce week-end, la commune de Thiaroye-sur-Mer a organisé une randonnée pédestre pour sensibiliser sur l’importance de cette date historique du 1er décembre. Le maire, Maître El Mamadou Ndiaye, a insisté sur la nécessité de préserver cette mémoire collective : "Thiaroye est une terre de mémoire. Nous devons rappeler à l’humanité le sacrifice de nos ancêtres et exiger justice."
Les préparatifs incluent des conférences, des projections de films historiques et des hommages symboliques visant à impliquer les jeunes générations. "La mémoire des tirailleurs ne doit pas tomber dans l’oubli", martèle le maire, appelant à une reconnaissance plus complète et à la construction d'un mémorial national.
Ils étaient venus en grand nombre, les fils et filles de la commune de Thiaroye-sur-Mer, répondant à l'appel du maire El Mamadou Ndiaye. Celui-ci avait organisé une randonnée pédestre en prélude au 80e anniversaire du massacre de Thiaroye. Le maire a saisi cette occasion pour réitérer sa demande de justice pour les tirailleurs sénégalais assassinés en ces lieux. ‘’Nous nous acheminons vers la commémoration du 80e anniversaire du massacre de tirailleurs sénégalais. Thiaroye est une terre de mémoire, car elle abrite les cimetières où reposent ces héros. Il est de notre devoir, en tant que Thiaroyois, de donner l’alerte, d'inviter tout le monde à accueillir le président de la République, mais surtout de rappeler à l'humanité que des hommes qui se sont sacrifiés pour la France reposent ici. Par la même occasion, nous demandons justice à nos ancêtres’’, a déclaré le maire El Mamadou Ndiaye.
Il a également souligné l'importance de faire éclater la vérité sur ces événements tragiques : ‘’Ce qui s’est passé à Thiaroye n’a pas encore été pleinement révélé. Il nous appartient, en tant que descendants de ces tirailleurs, de tout mettre en œuvre pour que la vérité éclate. Mais au-delà de cette vérité, il est essentiel qu'une véritable justice leur soit rendue.’’
Pour le maire, l'hommage aux tirailleurs sénégalais doit transcender les frontières : ‘’Le Sénégal, l’Afrique et surtout la France doivent honorer ces hommes. Il serait juste de leur dédier un mémorial. Ces tirailleurs ne doivent pas tomber dans l’oubli ; ils doivent être reconnus par le Sénégal, par l’Afrique, mais surtout par la France à qui ils ont rendu de nombreux services.’’
Le 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, des dizaines, voire des centaines de tirailleurs africains revenant d'Europe après avoir combattu pour la France durant la Seconde Guerre mondiale, furent massacrés par les forces coloniales françaises. Leur tort ? Avoir réclamé leur dû : des indemnités de captivité et des primes de démobilisation promises, mais non versées ou inégalement distribuées. Ces soldats, issus de diverses colonies — Sénégal, Mali, Guinée, Côte d'Ivoire — avaient été enrôlés pour défendre la métropole contre l'invasion nazie.
La France a récemment attribué la mention ‘’Morts pour la France’’ à six tirailleurs exécutés. Une décision saluée par certains, mais jugée insuffisante par d’autres. Le nombre exact de victimes reste inconnu et le lieu de leur sépulture suscite toujours des controverses.
Armelle Mabon, historienne et maître de conférences, souligne que la répression sanglante fut préméditée. Des rapports de l’époque révèlent un mécontentement croissant parmi les tirailleurs dès leur départ de Morlaix, en France, où les promesses de paiement étaient déjà bafouées. Les graines de la révolte étaient semées bien avant le tragique retour à Dakar.
Dans un contexte où le Sénégal connaît une transition politique, le Premier ministre Ousmane Sonko a adopté une posture ferme vis-à-vis de la France. Le 28 juillet 2024, il a déclaré dans un discours : "La France ne peut plus écrire seule cette histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer le nombre d’Africains trahis ni le type de reconnaissance qu’ils méritent."
Cette position marque une rupture avec la diplomatie traditionnelle sénégalaise. Le nouveau gouvernement met l'accent sur la souveraineté nationale et la justice historique. En parallèle, la société civile et des historiens réclament la création d’une commission d’enquête indépendante pour établir la vérité sur le nombre exact de victimes et le lieu de leur sépulture. Pour certains observateurs, ces propos illustrent la volonté du nouveau gouvernement de placer la question des tirailleurs au cœur de son agenda politique. En demandant justice, Sonko entend non seulement réhabiliter ces héros, mais aussi renforcer la souveraineté du Sénégal sur son propre récit historique.
La France face à ses responsabilités : une reconnaissance insuffisante ?
L'ex-président François Hollande avait admis, en 2014, qu'un "véritable massacre" avait eu lieu. Cependant, la reconnaissance officielle reste partielle. Récemment, la France a accordé la mention "Morts pour la France" à six tirailleurs exécutés à Thiaroye. Pour beaucoup, cette démarche est symbolique, mais insuffisante. Les historiens et militants réclament des réparations concrètes et la reconnaissance de tous les tirailleurs massacrés.
François Hollande avait parlé d'une "répression sanglante", mais les voix africaines insistent sur la nécessité d’une vérité historique plus complète. Le traumatisme reste vif et la commémoration de cette année est perçue comme un tournant potentiel pour la reconnaissance des injustices subies par les anciens combattants africains.
Au-delà de la commémoration, l’événement soulève des questions profondes sur l’identité nationale et la mémoire collective. La promotion de l’économie locale est aussi au cœur des initiatives de Thiaroye-sur-Mer. Les autorités locales espèrent que ces célébrations renforceront le tourisme mémoriel, contribuant au développement économique tout en honorant les sacrifices du passé.
La question de la justice reste primordiale. Le combat des descendants de tirailleurs pour une reconnaissance complète symbolise la lutte plus large de l’Afrique pour une réécriture de l’histoire coloniale. Comme le souligne l'historien Ibrahima Thioub, "reconnaître Thiaroye, c'est reconnaître la dignité bafouée de milliers d'hommes et de femmes africains".
À la veille de la commémoration du 80e anniversaire, le massacre de Thiaroye continue de hanter l’histoire franco-sénégalaise. Entre mémoire, justice et développement local, cette date symbolique rappelle que l’histoire coloniale n’est pas un chapitre clos.
Pour le Sénégal et l'Afrique, Thiaroye 44 n’est pas seulement une page sombre du passé, mais un combat vivant pour la dignité et la vérité historique.
Le 1er décembre 2024, le monde aura les yeux tournés vers Thiaroye. La question reste : la France sera-t-elle prête à faire face à son passé, dans toute sa vérité ?
Amadou Camara Gueye