Vers une confiscation de l’ordre constitutionnel au Mali

Analyse doctrinale de la loi n°2025-005 du 13 mai 2025, de la dissolution des partis politiques et de leurs implications constitutionnelles, juridiques et historiques
Introduction générale
La promulgation, le 13 mai 2025, de la Loi n°2025-005, abrogeant deux piliers de la vie démocratique – la Charte des partis politiques (2005) et la loi sur le statut de l’opposition (2015) – suivie d’un décret de dissolution de tous les partis politiques, marque une rupture grave dans l’histoire institutionnelle du Mali.
Cet acte n’est pas simplement un tournant législatif : il constitue une régression politique d’envergure, au mépris de la Constitution de 2023, des normes juridiques africaines et universelles, et des leçons de l’histoire. Il s’apparente à une éradication juridique du pluralisme, posant les fondements d’un régime à parti unique de fait.
I. Une abrogation inconstitutionnelle des fondements du pluralisme politique
A. Un texte d’abrogation sans dispositif de remplacement
La Loi n°2025-005 se limite à abroger les lois encadrant les partis et l’opposition, tout en affirmant de manière purement déclarative, à l’article 2, qu’une future loi viendra définir un nouveau cadre. Aucun délai, mécanisme d’urgence, ou régime transitoire n’est prévu, créant un vide juridique total.
B. Violations multiples de la Constitution du 22 juillet 2023
1. 2. Article 39 : les partis doivent exister librement pour concourir à l’expression du suffrage – cela devient impossible sans cadre légal.
Article 185, al. 2 : le multipartisme est un principe intangible qui ne peut être révisé – or, il est suspendu de fait.
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3. 4. 5. Article 17 : la liberté d’association est rendue inopérante pour les formations politiques.
Article 30 : la démocratie, principe constitutionnel, se trouve vidée de substance en l’absence de contre-pouvoirs légaux.
Article 37 : la souveraineté populaire est confisquée au profit d’un pouvoir non représentatif, sans légitimité élective.
II. Une loi juridiquement déficiente et légistiquement fautive
• Absence de mesures transitoires : aucun mécanisme ne permet aux partis existants de survivre pendant l’interrègne normatif ;
• Formulation floue et non prescriptive : l’article 2 n’oblige pas le législateur à adopter un nouveau texte dans un délai déterminé ;
• Non-respect des standards africains de légistique : tels que ceux de l’Union africaine en matière de clarté, prévisibilité et accessibilité de la loi
(Charte africaine des valeurs de la fonction publique, 2011).
Il en résulte une norme formellement valide mais matériellement liberticide, contraire à la sécurité juridique et à l’équilibre institutionnel.
III. La dissolution des partis politiques : une suspension du droit à l’opposition
Le décret de dissolution générale prononcé par le gouvernement, dans la foulée de l’abrogation légale, supprime toute activité politique structurée :
• aucune entité ne peut désormais incarner ou représenter une vision alternative de l’État ou de la société ;
• l’espace politique devient monopolistique, dominé par un pouvoir sans contrôle ni légitimité populaire.
IV. Des violations caractérisées des engagements africains et internationaux
Malgré son retrait de la CEDEAO, le Mali reste juridiquement lié par :
• La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : art. 10 (liberté d’association), art. 13 (participation à la vie publique) ;
• La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance : art. 3 et 10 imposent le respect du pluralisme ;
• Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques : art. 21 et 22 garantissent les droits d’association et de participation politique.
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V. L’alerte de l’histoire : les précédents de dictatures issues de coups d’État
A. Le Chili de Pinochet (1973)
Le coup d’État du 11 septembre 1973, dirigé par le général Augusto Pinochet contre le président élu Salvador Allende, débouche sur :
• la suspension du Parlement,
• la dissolution des partis,
• la gouvernance par décret,
• la persécution systématique de l’opposition.
Le Chili devient pendant 17 ans une dictature militaire à façade légale, sans opposition ni pluralisme. La transition vers la démocratie ne s’est faite qu’au prix d’un lourd tribut humain et institutionnel.
B. Les parallèles africains récents
• Guinée (2021) : le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) suspend la Constitution, dissout les institutions, interdit l’opposition jusqu’à nouvel ordre.
• Tchad (2021–2024) : après la mort du président Déby, mise en place d’un Conseil militaire de transition gouvernant sans élections, sans partis et sans débat.
• Burkina Faso (2022–2023) : coups d’État successifs, suspension des partis, militarisation de la vie politique.
Ces régimes instaurent des formes de souveraineté militarisée, où la loi est instrumentalisée pour bloquer toute alternance ou débat.
VI. Pistes de riposte juridique, politique et institutionnelle
A. Juridique
• Saisine de la Cour constitutionnelle du Mali pour violation des articles 17, 30, 37, 39 et 185 ;
• Recours à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, sur la base de la Charte africaine.
B. Politique
• Mobilisation citoyenne pour restaurer les droits politiques ;
• Création d’un front de défense du pluralisme avec avocats, universitaires, syndicats, leaders religieux.
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C. Historique et éthique
• Documenter les violations actuelles pour mémoire future et actions de justice ;
• Rappeler à l’histoire que toute confiscation de la souveraineté populaire, même légalisée, reste illégitime.
Conclusion
La loi n°2025-005 et les mesures de dissolution qui l’ont suivie ne traduisent pas une réforme, mais une déconstruction méthodique du régime constitutionnel démocratique. En privant le peuple malien de ses droits politiques fondamentaux, en suspendant le multipartisme, et en installant un vide juridique autoritaire, le pouvoir de transition bascule dans l’arbitraire organisé.
Les exemples historiques montrent qu’un tel recul, lorsqu’il n’est pas combattu, s’installe durablement. Mais ils montrent aussi que la justice finit toujours par rattraper ceux qui ont cru pouvoir gouverner en s’exonérant du droit.
Mamadou Ismaïla KONATÉ
Avocat à la Cour, Barreaux du Mali et de Paris
Arbitre – Ancien Garde des Sceaux, ministre de la Justice