Le Sénégal à l’école de la justice pénale internationale
L’ouverture au Sénégal du procès de l’ancien président tchadien, Monsieur Hissein HABRE, les développements récents, la suspension de l’audience et la commission d’office d’avocats sénégalais pour assurer la défense de M. HABRE commencent à faire couler beaucoup d’encre. Cette situation qui ne laisse indifférent ni les praticiens ni les théoriciens du droit me laisse croire que pour moi plus qu’un devoir, c’est une obligation que de partager ma réflexion sur la question en tant que théoricien du droit (enseignant chercheur) d’une part, et praticien du droit (Avocat, c’est-à-dire un des Acteurs principaux du service public de la justice). Mais, il ne sera point question de m'immiscer dans le procès ni de parler du dossier « HABRE » et ce, pour deux raisons au moins :
1) J’ignore tout de ce dossier n’étant constitué ni par l’accusé ni par les victimes ;
2) Agir autrement constituerait une violation grave de l’article 20 de notre règlement intérieur qui interdit à l’avocat toute déclaration ou manifestation publique relative à un procès en cours sous quelque forme que ce soit et quelles que soient les circonstances, sauf autorisation du Bâtonnier.
Il convient cependant de préciser que l’autorisation susvisée ne peut être accordée qu’à l’avocat constitué dans le procès en cours et ne se justifie que par la nécessité de rétablir l’équilibre entre les parties.
Ces précisions étant faites, nous pourrons maintenant réfléchir sur la dialectique entre Devoir de Justice et Droit de la Défense.
I- DEVOIR DE JUSTICE
Le devoir de justice renvoie à l’attente légitime qu’une victime peut avoir envers la justice de son pays ou envers la justice internationale, de voir son préjudice réparé autrement dit de voir l’auteur des actes dont il a souffert être sanctionné par la juridiction saisie. Ainsi, le devoir de justice peut s’analyser à une lutte contre l’impunité. Cette attente est tout à fait normale dans un Etat moderne où il n’existe plus de place à la loi du Talion. Cependant de nos jours, force est de reconnaitre que sur le plan international, le devoir de justice prend moins en compte l’individu que l’Etat dans la poursuite et la répression des crimes et délits de manière générale et en particulier lorsqu’il s’agit de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de torture. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le préambule du statut de Rome sur la CPI qui énonce : « Les parties au présent statut :
Conscient que tous les peuples sont unis par les liens étroits et que leur culture forme un patrimoine commun et soucieux du fait que cette mosaïque délicate puisse être brisée à tout moment,
Ayant à l’esprit qu’au cours de ce siècle des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine,
Reconnaissant que des crimes d’une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde,
Affirmant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale et ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale,
Déterminé à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes,
Rappelant qu’il est du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux…. ».
La création des chambres africaines extraordinaires procède de cette philosophie mais avec la particularité d’instituer une alternative entre le recours à la CPI et le jugement des anciens dirigeants africains par leurs concitoyens.
Le Garde des Sceaux, Ministre de la justice Monsieur Sidiki KABA lors de la cérémonie d’ouverture du procès de Monsieur Hissène HABRE se réjouissait de ce que, pour la première fois l’Afrique juge l’Afrique. Sous cet angle, et vu comme un mécanisme tendant à la restauration de la dignité de l’Afrique, la création des Chambres Africaines Extraordinaires mérite d’être saluée. Ce qui ne signifie que le débat sur sa légalité ou sa conformité aux normes des juridictions pénales internationales ne soit plus d’actualité.
En revanche, tout le monde peut s’accorder pour admettre que la satisfaction du devoir de justice par les Chambres Africaines Extraordinaires ne saurait l’être en violation des droits de la défense.
II : LE RESPECT DES DROITS DE LA DEFENSE
Plus que tout autre, le juge pénal international se doit de porter une attention particulière au respect des droits de la défense. En effet, comme le note Lawrance SINOPOLI, « la judiciarisation du conflit ne peut prétendre conduire à son apaisement que si l’institution présente les caractères essentiels de la justice ; à défaut, elle ne sera qu’un argument supplémentaire de violence ».
Les Chambres Africaines Extraordinaires ne prouveront leur légitimité et leur crédibilité qu’à travers leur capacité à apparaitre comme l’expression de la justice. Elles n’auront pas le choix, comme disait L. S. SUNGA, « entre être juste et effective » ou être « juste effective », mais elles devront être justes pour être effective. Pour atteindre cette consécration, les CAE peuvent s’appuyer sur les principaux instruments universels de protection des droits de l’homme notamment le Pacte International Relatif aux Droits Civils ou Politiques du 16 décembre 1966 qui, en son article 14 prescrit les règles qui constituent le standard minimum en matière de procès équitable et de droits de l’homme.
Pour les CAE, la mise en œuvre de la garantie des droits de la défense commence par l’impartialité du tribunal. Sur ce point, le juge européen établit une distinction entre l’impartialité subjective et objective (les termes d’impartialités personnelles et fonctionnelles ont été proposés). L’impartialité subjective ou personnelle correspond à ce que peut penser le juge dans son for intérieur. Elle est présumée. Quant a l’impartialité objective ou fonctionnelle, elle amène à s’interroger sur les indices objectifs laissant penser que le juge a un a priori sur le litige qu’il doit trancher (le récent procès de M. Karim WADE devant la CREI en est une parfaite illustration).
En jugeant l’ex-président tchadien M. Hissen HABRE, les CAE ne doivent pas s’éloigner des règles qui consacrent les droits de la défense devant le juge pénal international, notamment les principes dégagés dans les grandes conventions sur les droits de l’homme que sont :
La convention de sauvegarde des droits de l’homme et des peuples ;
La convention Européenne des doits de l’homme ;
Les statuts de Rome sur la Cour Pénale Internationale ;
Le protocole relatif à la charte des droits de l’homme et des peuples sur la Cours Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ;
Les statuts des Chambres Africaines extraordinaires.
Tous ces instruments posent le même principe fondamental de la reconnaissance à l’accusé de son
droit :
· De se défendre lui-même ou avec l’assistance d’un avocat de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un avocat, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat commis d’office lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
· De disposer du temps nécessaire à la préparation de sa défense et communiquer librement et confidentiellement avec le conseil de son choix.
Le libre choix de l’Avocat par l’accusé est donc un principe fondamental, c’est même la pierre angulaire du principe du respect des droits de la défense ; c’est pourquoi l’idée de distinguer la notion « d’intérêts de la justice » avec celle « d’intérêts de l’accusé » pour en faire une règle autonome sur laquelle pourrait s’appuyer un tribunal pour lui commettre un avocat contre sa volonté me semble erronée. En effet, la relation entre l’accusé et son Avocat doit être basée sur la confiance mutuelle et la transparence sans laquelle l’Avocat ne peut défendre convenablement ses intérêts.
C’est pour toutes ces raisons que l’affirmation selon laquelle l’accusé ne peut récuser l’Avocat commis d’office dans l’intérêt de la justice ne saurait résister à l’examen des textes y compris les statuts des CAE. Sur ce point, j’invite les CAE à lire cette « Réflexion » de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, sur la NOTION « D’INTERETS DE LA JUSTICE », transmise par Monsieur Sidiki KABA, alors Président de la FIDH, à Monsieur Louis Moreno Ocampo, assumant la charge de Procureur Général de la Cour Pénale Internationale ; c’était dans le cadre des consultations que le Bureau de la CPI avait menées sur cette notion fameuse, telle qu’énoncée à l’article 53 du Statut de ladite Cour.
LES DIRECTIVES ET PRINCIPES SUR LE DROIT A UN PROCES EQUITABLE ET A L’ASSISTANCE JUDICIAIRE EN AFRIQUE DE LA COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES proclame fortement le droit de toute personne partie à un procès, de choisir librement son Avocat, mais également celui de récuser l’Avocat commis dans l’intérêt de la justice.
L’article 21 des statuts des CAE reconnait à l’accusé, le droit d’être présent à son procès et de se défendre lui-même ou d’être assisté d’un conseil de son choix. A contrario, l’article 21 seul applicable dans le cas d’espèce, reconnait à l’accusé, le droit de ne pas assister à son procès. Dès lors, l’y obliger par la force publique constitue une violation flagrante des droits de la défense qui, au Sénégal ont valeur de principe constitutionnel.
C’est également au nom de ce principe que le REGLEMENT n°05/CM/UEMOA RELATIF A L’HARMONISATION DES REGLES REGISSANT LA PROFESSION D’AVOCAT DANS L’ESPACE UEMOA impose la présence de l’Avocat dès l’interpellation, durant l’enquête préliminaire, dans les locaux de la police, de la gendarmerie ou devant le parquet, tout en précisant qu’à ce stade, aucune lettre de constitution ne peut être exigée de l’Avocat.
C’est toujours au nom de ce principe que le code de procédure pénale sénégalais, en son article 257 alinéa 3 dispose que la désignation d’office est non avenue, si par la suite, l’accusé choisit un conseil. Au demeurant, aucune règle du droit pénal international ne méconnait à l’accusé son droit de récusation.
C’est enfin au nom de ce principe que l’accusé a toujours la parole en dernier. Concluant sur la question de savoir si l’avocat commis d’office dans l’intérêt de la justice mais récusé par l’accusé, peut légalement plaider pour ce dernier, je rappellerai simplement que l’Avocat se soumet à un code moral en prêtant serment : « D’EXERCER SES FONCTIONS AVEC HONNEUR, INDEPENDENCE, PROBITE, DELICATESSE, LOYAUTE ET DIGNITE ».
Me Ibrahima NDIEGUENE