RAPPEL HISTORIQUE

Cette tranche de notre passé récent ne peut être comprise qu'en se référant au contexte historique de l'époque. Senghor fut avec Lamine Gueye et Houphouet Boigny, une des figures historiques marquantes de la décolonisation en Afrique noire française. Mais sa trajectoire politique fut celle d'un ancien séminariste devenu agrégé de grammaire (seul Africain ayant accedé à ce niveau) venu à la politique ,avec en bandoulière sa gratitude et sa modération envers la France mais aussi envers tous ceux qui peu ou prou contribuérent à son éducation et à sa formation dans le cadre de la modernité ;tel par exemple le député Blaise Diagne qui fut son tuteur et correspondant en France après que titulaire d'une demi bourse il put poursuivre ses études en métropole .Avec Lamine Gueye, docteur en droit (lui aussi 1er Africain à obtenir ce diplôme en ce qui concerne cette discipline)Senghor forma un duo de choc en 1945 .Mais Senghor paraissait plus critique vis-à-vis de la politique d'assimilation et surtout avec Mamadou Dia à ses côtés il s'élèvait contre l'iniquité et la nature injuste du système colonial notamment avec la discrimination entre les citoyens des quatre communes (StLouis,Gorée,Rufisque,Dakar ) et les sujets qui constituaient l'écrasante majorité de la population sénégalaise .Lamine Gueye son aîné et compagnon de lutte en l'invitant à s'engager sur le terrain politique lui avait renvoyé l'ascenseur puisque le jeune Senghor faisait partie des étudiants sénégalais qui avaient écrit à Lamine pour lui demander de briguer le siège de député laissé vacant après la disparition de Blaise Diagne en 1934 .Le duo ne fonctionna pas longtemps. On connait la suite: dès 1948 création du BDS avec Mamadou Dia et d'autres personnalités. Les luttes politiques entre la SFIO de Lamine Gueye et le BDS permirent à cette dernière formation politique qui se présentait comme le parti des campagnes avec de belles promesses d'ameliorer la condition des paysans pauperisés par les traitants ( barigo duini :le quintal d'arachide à 5000F),de s'affirmer comme largement majoritaire au Sénégal. Mais il y'avait un problème :l'historien Abdoulaye Ly et ses amis dont Amadou Makhtar Mbow , Chrikh Fall (futur D.G.de la compagnie Air Afrique), Me Fadilou Diop, avocat qui avaient rejoint le BDS en 1956, soutenaient que ce parti était en réalité pseudo national .En fait Senghor(comme Lamine Gueye, il pensait qu'il fallait préparer cette échéance sur le plan de l'éducation et de la formation des jeunes )ne voulait pas de l'indépendance à cette époque - là .Dès la fin de l'autonomie interne( 1956 -60)marquée par l'affirmation de la personnalité de Dia président du Conseil, plus radical sur les questions politiques et économiques une rivalité (voilée) apparut entre les deux principales figures de la politique sénégalaise à cette époque précise .Discretement soutenu par la France dont les intérêts économiques ,politiques et culturels étaient menacés par la politique nationaliste de Mamadou Dia,Senghor réussit en 1962 à éliminer son ancien poulain devenu un homme d'Etat encombrant .Toute la présidence de Senghor fut marquée par une volonté inébranlable de maintenir les liens privilégiés avec la France Et la priorité accordée à la culture malgré la sincérité et l'honnêteté intellectuelle du poète et homme de culture allait au fond dans le même sens .Aucune véritable politique de rupture avec l'heritage colonial en matière d'éducation . D'où les grèves des étudiants de l'université de Dakar en mai 1968 ,surtout après la réduction drastique des bourses .C'etait aussi la stagnation économique, notamment avec les mauvaises récoltes dans le bassin arachidier ,les salaires bloqués et la hausse des prix des denrées de première nécessité et par conséquent le mécontentement général des travailleurs et des fonctionnaires et agents de l'Etat .Une situation engendrée en grande partie par le présidentialisme senghorien qui abaissait le législatif avec une forte concentration du pouvoir exécutif entre les mains du Président de la République ce qui donnait peu de place à l'initiative des ministres, après l'épisode des fusions et absorptions des partis et le ralliement en 1966 du PRA Sénégal d 'Abdoulaye Ly,Assane Seck,Amadou Makhtar Mbow..La crise de Mai 68 avec les grèves des syndicats ajoutées à celles des étudiants et des élèves avaient contraint Senghor à plus de souplesse au plan politique. La création d'un poste de Premier ministre en 1970 et la nomination d'un technocrate comme Abdou Diouf fut un signe dans la politique de déconcentration administrative .Celle du Club Nation et Développement structure de réflexions et de débats sur les sujets afférents au développement économique et à la construction de l'unité nationale allait dans la volonté d'integrer ou de sensibiliser les cadres et intellectuels jusqu'alors réticents au régime Quant à la démocratie ,elle bénéficia des circonstances favorables comme l'après mai 68,les pressions internationales portant sur la libération de Mamadou Dia,le desir de faire admettre l'UPS devenu PS à l'Internationale socialiste ...Près d'une decennie après des tentatives de faire disparaître le multipartisme sans néanmoins imposer le parti unique à l'instar des pays voisins, Senghor commença en 1976 par la libération des détenus politiques notamment Mamadou Dia et ses compagnons ,Mahjmout Diop fut autorisé à revenir de son exil forcé ,ensuite Senghor permit la même année 1976 une ouverture démocratique avec trois courants idéologiques (socialisme,libéralisme et communiste).Ce qui fit que le PDS d'Abdoulaye Wade ,créé déjà en 1974 (et reconnu par le ministère de l'Interieur )et le PAI de Mahjmout Diop entrerent pleinement dans la légalité constitutionnelle Par la suite un courant conservateur ,avec Me Boubacar Gueye, fut autorisé. En 1980, après vingt années de pouvoir (dix-huit années en réalité si l'on tient compte des deux années de bicéphalisme avec Mamadou Dia dans un regime parlementaire,),Leopold Sedar Senghor avait cependant largement contribué à la formation de l'Etat et à la construction nationale ,même si son approche de ces questions peut être l'objet de critiques .En ce qui concerne l'Etat sa formation en l'absence d'une bourgeoisie nationale encore embryonnaire ne pouvait donner qu' un pseudo Etat qui se servait du clientèlisme et du néo patrimonialisme pour marquer son existence .Quant à la construction de la nation; s'appuyant sur son passé de leader dans la lutte pour la décolonisation et son charisme Senghor mit l'accent sur les différences ethno- culturelles,régionales et économiques pour prétendre mener une politique socialiste d'egale dignité au lieu de faire confiance aux institutions politiques et les renforcer comme l'avait commencé Mamadou Dia (A.Badara Diop UGB).(1) Dans cette optique ,Dia avait misé sur l'economie(division régionale du travail et développement des échanges inter et intra regionaux)pour développer la conscience nationale et la" commune volonté de vie commune" s'appuyant sur les acquis,les autres instruments politiques comme le territoire,la culture etc , suivant le schéma classique des marxistes -leninistes.Comme quoi "la politique est l'expression la plus concentrée de l'économie "disait Lenine .Le grand problème du régime senghorien c'était donc l'économie. Il manquait, à ce sujet ,un homme de convictions socialistes (Dia n'était pas marxiste)déterminé à mener une politique volontariste de développement de l'agriculture et de mettre le Sénégal sur les rails du développement industriel.Et cependant ne nous trompons pas sur la réalité historique de l'époque:dans l'ensemble, les dirigeants africains ne semblaient pas trop avoir à l'esprit que le développement économique de leurs pays signifiait, pour ainsi dire ,la régression ou la stagnation économique de la France et des pays développés qui entretenaient des relations économiques avec l'Afrique.Or, les dirigeants de ces pays democratiques étaient intransigeants sur cette question de croissance économique .Dans les accords bilatéraux et multilateraux signés avec les pays africains; ceux-ci disposant de matières premières abondantes et variées à exporter il y'avait toujours une disparité entre les prix des matières premières et ceux des produits manufacturés .Cette baisse quasi permanente des prix des matières premières et concomitament les prix de plus en plus élevés des produits manufacturés ,c'est que Senghor, à la suite des économistes,appelait "la détérioration des termes de l'echange "Et aucun dirigeant des pays développés n'osait poser le problème devant son opinion publique pour des raisons electoralistes .Enfin ,il y'avait les effets négatifs de ce concept fumeux de " développement ":on pensait vitale ,l'"aide "des pays développés et sans oser développer les relations horizontales économiques avec les pays africains on s'obstinait à se mettre sous le parapluie de la dépendance économique et politique des pays européens.Les relations déséquilibrées et parfois dès honorantes entretenues par les chefs d’Etat africains avec la France dans le cadre de ce qu'on appela par la suite la "França-Afrique" témoignaient d'une simple volonté des dirigeants africains de se maintenir au pouvoir, reléguant au second plan ,le développement économique de leurs pays . Voilà,de façon ramassée, il est vrai ,l'épisode senghorien dans l'évolution politique du Sénégal postcolonial . Le 1e janvier 1981 après avoir pris toutes les dispositions juridiques nécessaires Leopold Sedar Senghor quitta le pouvoir après la prestation de serment d'Abdou Diouf comme Président de la République. ...... .
ADAMA BAYTIR DIOP
( 1) Alioune Badara Diop "UGB "Le prophète du Sopi. ...
"article paru dans "Le Sénégal sous Abdoulaye Wade
"Ouvrage collectif Editions Karthala Paris 2013