Entre les «baye fall» de Karim et les Républicains
«Pour comprendre le 23 juin du côté de l'ex-majorité présidentielle, il faut revenir aux élections locales de mars 2009 perdues par le Parti démocratique sénégalais et ses alliés.» La révélation émane d'une figure contestataire de l'ex-régime, le député El Hadj Wack Ly. Une longue histoire, dit-il. «Après la débâcle, de hauts responsables du comité directeur du Parti démocratique sénégalais (Pds) ont subitement découvert qu'ils étaient devenus minoritaires dans le pays», révèle le parlementaire de Nioro. Pour contourner cette hostilité populaire, «ils ont imaginé un schéma sur mesure pour faire passer Wade à la présidentielle du 25 février 2012 avec seulement 25% des suffrages valablement exprimés», a ajouté Wack Ly interrogé par EnQuête. «A partir de cette idée là, ils ont démarré une campagne au sein du groupe libéral pour faire accepter le projet de loi par l'Assemblée nationale.» Avec le principe de la majorité mécanique, ledit projet ne risquait guère d'être entravé.
L'un des arguments développés à l'interne par les hussards du Palais pour faire passer la loi rejoint le fameux avertissement de Serigne Mbacké Ndiaye, porte-parole de l'ex-président de la République. L'exposé des motifs en style oratoire est en substance celui-ci : «Écoutez, si vous ne votez pas cette loi, nous allons avoir de sérieux problèmes puisqu'on a eu pas mal de malversations dans ce pays... Le fils du président, Karim Wade, est impliqué partout. Si on ne fait pas passer cette loi, il ne va pas être protégé.»
«Si la loi ne passe pas, Karim Wade ne sera pas protégé»
La machine de persuasion touche tous les députés, indique Wack Ly. Qui dit avoir résisté du mieux qu'il a pu. Réponse à deux temps. D'abord: «je ne fais pas de la politique pour protéger quelqu'un, répondit-il à ses collègues qui l'ont approché. Le fils du président a géré, il n'a qu'à répondre s'il a mal géré.» Ensuite : «je ne fais pas de la politique pour que, Wade parti, son fils puisse le remplacer.» Conclusion : «par conséquent, je ne voterai jamais ce projet de loi.»
Wack Ly n'était pas le seul résistant au projet chez les libéraux. Me Abdoulaye Babou, président de la très stratégique Commission des lois, l'était aussi, à sa manière, moins frontale, dans le sens d'attirer le chef de l'Etat sur les dangers de son texte. Avant de parvenir aux députés, le texte est discuté pendant sept heures d'horloges entre les commissaires. Il en sort 37 amendements, tous formulés par les députés libéraux en face du porte-flingue du Palais : le ministre de la justice Cheikh Tidiane.
Rendu inquiet par cette opposition qui était de nature à dénaturer le projet, Me Abdoulaye Babou saisit alors le président de l'Assemblée nationale, Mamadou Seck, avec qui il va voir le président Wade pour lui demander de retirer son texte. «Quand le président de la République m'a donné la parole, je lui ai raconté in-extenso tout ce qui s'est passé, en lui disant en conclusion que sa majorité ne le suit pas dans ce projet, rapporte Me Babou. Wade a dit, surpris : ah bon ! Je lui ai dit : oui.» Pour le convaincre, le président de la Commission des lois va dans les détails. «Il y a deux raisons pour lesquelles votre majorité est contre. La première : nos collègues ne comprennent pas pourquoi, après que vous ayez été élu à plus de 50% en 2007, vous voulez ramener cela à 25% en 2012. La deuxième raison : ils estiment, à tort ou à raison, que la vice-présidence est pour Karim.» Mais, ajoute-t-il, «Wade qui croulait sous le poids d'influences négatives a (seulement) ironisé», après ces explications. Sa détermination à obtenir ce qu'il voulait est intacte. Il pense pouvoir passer par la force.
«Quand j'ai briefé le président Wade, il a ironisé» (Me Babou)
C'est ainsi que le projet atterrit à l'hémicycle. Entre temps, les médias qui en ont relayé les contours et les pièges qu'ils comportent, ameutent les citoyens sénégalais qui ont pris d'assaut la place Soweto pour empêcher son vote. «Quand ça a chauffé ce 23 juin, on a voulu faire de moi le courroie de transmission pour dire au peuple qu'il y avait des amendements qui ont été faits sur le projet de loi», indique Wack Ly. Mais c'était trop tard. «Vers 17h ce jour là, il y a eu une réunion du groupe où les gens ont dit à Doudou Wade : écoutez, il ne faut pas nous em... car on ne va pas sacrifier nos vies pour des choses qui n'en valent pas la peine, il faut retirer le projet de loi.»
Au même moment, Cheikh Tidiane Sy et Mamadou Seck étaient en consultations avec le président de la République. Mis au parfum du danger qui guettait ses parlementaires, avec ces foules surexcitées qui pouvaient à tout moment prendre d'assaut l'intérieur de l'hémicycle, Wade décide de retirer son projet, la mort dans l'âme, mais sans écarter un retour à la charge... Avec les pressions locales et internationales, le «projet de dévolution monarchique du pouvoir» meurt de sa vilaine mort, enterré de fait. Mais pour Abdoulaye Wade et ses séides, ce n'était qu'un début, celui d'une descente aux enfers qui n'a jamais prévu dans leur agenda.
MOMAR DIENG & ASSANE MBAYE