‘’Refuser ce qui nous arrive dans une sorte de folie humaine’’
Le Malien Chab Touré a fait des études de philosophie, d’esthétique et de gestion d’entreprises culturelles et d’action artistique. L’épidémie de la Covid-19 l’a poussé à s’auto-confiner, et ça a porté ses fruits. Il a écrit trois ouvrages dont le ‘’Livre d’Elias’’, un bouquin de l’amour et de la destruction. L’écrivain a puisé dans ses souvenirs pour trouver des éléments de réponse. Estimant que l’instabilité au Mali vient du coup d’Etat de 1991, il invite à une analyse profonde de la situation qui règne dans le Sahel. Entretien !
Chab Touré, vous êtes philosophe et vous menez des activités dans le domaine de l’art. Qu’est-ce qui vous amène dans le monde littéraire ?
Je suis un ouvrier de la pensée et de la vie. Dans la vie, je me considère comme quelqu’un qui peut faire quelque chose avec de petits bouts de ficelles. J’ai une formation de professeur d’esthétique. J’ai enseigné pendant plus de 15 ans. J’ai fait des expositions un peu partout en Afrique et dans le monde. Et depuis que rien ne va dans mon pays et dans le reste du monde d’ailleurs - mais encore plus dans mon pays (des coups d’Etat). Depuis la Covid-19, je ne pouvais plus faire ce que je faisais avant, alors je me suis dit : Chab, c’est le moment d’écrire tout ce que tu as dans la tête.
Donc, en trois mois d’auto-confinement, parce que moi, je me suis confiné, j’ai écrit trois bouquins. Le premier qui est sorti de ma main fini et que mon premier lecteur a décidé d’éditer, c’est le ‘’Livre d’Elias’’. Il y a un deuxième roman qui est en cours. Et un texte sur les rencontres de Bamako qui est fini et dont j’attends la sortie.
Aujourd’hui, en plus de ce que j’étais avant, je suis aussi un écrivain. Alors que j’étais déjà un auteur, puisque j’ai écrit pas mal de monographies d’artistes. J’ai écrit des articles divers et variés. Mais on me disait toujours : ‘Chab, tu es un auteur, mais tu n’es pas un écrivain.’ Et là, avec mon premier roman, ce que je revendique de plus, c’est que je suis un écrivain.
La parution des deux autres livres est prévue pour quand ?
Le deuxième roman, je pense qu’il va sortir courant 2022. Il est presque fini. C’est un essai sur les rencontres. J’attends l’occasion pour le sortir. Il ne faut pas que ça tombe comme un cheveu dans la soupe. Il faut un moment où il y a un évènement, peut-être la Biennale de Dakar ou celle de Bamako. En tout cas, je suis en train de voir le moment idéal pour le sortir, parce que c’est un livre un peu spécial.
‘’Le livre d'Elias’’ est-il une œuvre philosophique ?
C’est un livre qui s’est imposé à moi. Puisque dans la vie, il y a des moments où notre humanité est mise en doute, non pas par l’extérieur, mais par nous-mêmes. C’est à partir des constats qu’on fait à notre niveau. Entre 2012 et 2015, je me demandais tous les jours : ‘Qu’est-ce qui nous arrive ? Où suis-je ? Qui est l’autre ?’ Et c’était des interrogations existentielles qui font mon quotidien. A un moment, je me suis dit : assez de poser des questions, même si ma profession de philosophe veut que ce soit les questions qui soient importantes et non pas les réponses. J’en ai marre d’en poser autant. Il faut que j’essaye de trouver les réponses en moi. L’endroit où l’homme peut se réfugier le plus pour comprendre ce qu’il ne comprend pas dans le monde qu’il vit, c’est en soi. En soi où ? Dans nos rêves et dans nos souvenirs. Je suis donc allé dans mes souvenirs, dans mes rêves et ce livre est sorti de là. Ces souvenirs me rappellent, en fait, que j’ai passé le cap de certains moments sans avoir tout compris. Et qu’en fait, finalement, qui sommes-nous pour chercher à comprendre ? Pourquoi voulons-nous tout comprendre ? Et essayons de voir ce que l’on peut faire avec nous et ce que nous n’avons pas compris. Essayons de faire avec l’amour, avec la violence, de faire avec l’amour et avec la trahison. On ne peut pas décider de tout comprendre. Parce que l’incompréhension aussi est une chose importante. Donc, c’est ça que le livre m’a appris. Il m’a appris qu’on peut faire avec pour vivre et rester suffisamment intelligent.
Qu’est-ce qui explique la présence de la peur et de l’angoisse, et l’absence d’espoir dans un monde qui ne donne aucune sortie ?
On nous a inculqué que la vie doit toujours être positive, toujours bonne. On parle beaucoup du bien, moins du mal. On parle beaucoup de l’amour, mais la souffrance nous fait peur, elle nous effraie et tout. Moi, le personnage d’Elias, je l’ai inventé pour me guérir. A force de voir Elias, de le suivre et tout ce qui m’est arrivé, ce dont je me suis habitué avec ma peur de l’incompréhension, je me suis habitué et j’ai fait avec. Et je pense que c’est à ça que sert le livre. C’est pour cela que je l’ai appelé le ‘’Livre d’Elias’’. Parce qu’Elias, dans le livre, est le fou narrateur, mais il est aussi un autre écrivain. Il dit des choses qui sont de l’ordre de l’intime. Il y a ce qu’il raconte qui éclaire, mais aussi l’histoire telle qu’il la décrit. On est tous des blessés, en réalité.
Il y a ceux qui ne vivent qu’avec leurs blessures au milieu des blessés. Il y a ceux qui, avec leurs blessures, osent aller vers d’autres qui ne sont pas blessés et découvrent en fait que tout le monde est blessé. Parce qu’eux aussi sont juste des blessés qui ont oublié leurs blessures. C’est comme ça qu’on apprend à oublier sa blessure. C’est en allant vers les autres. Si on reste avec ses propres blessures, on ne se guérit pas. Il y a le fleuve blessure, la mer aussi. Le fleuve Niger, il court toujours tout le long de la Guinée au Nigeria, sur 240 km. Et au Mali, il court sur 1 700 km. C’est notre fleuve. Un fleuve qui, normalement, devrait nous unir, nous enrichir, nous nourrir. Mais malheureusement, la plupart des villes tournent le dos au fleuve. C’est aussi le fleuve de nos noyés. C’est le fleuve dans lequel on enlève le sable pour construire des maisons en béton. On creuse le fleuve, on détruit l'écosystème des poissons. Et on ne mange plus de poisson. Tout ça est un terrible imbroglio.
Le voyage que vous effectuez est-ce pour la guérison ?
Un grand voyage vers moi-même. L’exergue de ce livre, c’est comme ce que dit Roland Barthes et que je trouve beau. Il dit : ‘’Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi.’’ Donc, pour moi, pour guérir, la seule solution, c’est les mots, en face de moi-même et en moi, je vais chercher les mots. Je voyage à la fois en moi, mais aussi à la rencontre d’un moment passé. Le présent ne peut être fait qu’avec le passé. On l’oublie souvent. Les gens pensent que le passé, il faut le garder dans son coin et le chérir comme un passé sans l’utiliser. Les rêves et les souvenirs nous renvoient à des gens qu’on a aimés. Et qu’on a oubliés, parce que la vie quotidienne fait qu’on pense plus à soi et qu’on oublié tous ceux qu’on a aimés avant. Même les amours malheureux. Même les gens qu’on aimait et qu’on a perdus parce qu’on a été maladroit. C’est important ce voyage. Qui est aussi celui de l’amitié.
Pourquoi je viens pour présenter mon livre à Dakar ? Parce que j’ai des amis dans cette ville et je veux partager ces moments avec eux. J’ai décidé de venir le présenter après Bamako. Parmi toutes les capitales africaines, Dakar est la ville où j'ai le plus d’amis que j’aime beaucoup et qui m’aime beaucoup. J’ai déjà été un homme très heureux depuis toujours, puisque je vis de peu et je me contente de peu. Mais depuis que j’ai écrit ce livre, je crois que je n’ai jamais été aussi heureux. Et je ne le souhaite pas, mais je pense qu’il ne m’arrivera plus jamais rien qui va me rendre malheureux. C’est fini.
Que pensez-vous de la situation du Mali et des autres pays africains qui sont dans l’instabilité ?
On ne peut pas régler un problème tant qu’on ne l’a pas accepté calmement. C’est-à-dire à tête reposée, qu’on l’accepte et qu’on le prend en main. La tendance qu’on a dans nos pays, c’est de refuser ce qui nous arrive dans une sorte de folie humaine qui ne veut que ce qui marche et pas ce qui ne marche pas. Alors qu’en réalité, il suffit juste qu’on prenne le temps, qu'il y ait des gens qui pensent les choses, qui analysent, qui essayent de comprendre. On ne règle jamais un problème tant qu’on ne l’a pas analysé. Il ne faut pas avoir peur de ce qui nous arrive, d'avoir peur des complots, vouloir tout comprendre sans avoir tous les éléments (comprendre suppose qu’on a analysé). L’instabilité qu’on constate n’est que le résultat circonstanciel actuel de choses plus graves que ça, qui se sont passées, qu’on n’a pas vues.
Aujourd’hui, arrêtons de nous hâter. Analysons. Je n’aime pas les militaires et je n’aime pas les politiques. Mais, à un moment, on est obligé de nous poser et de nous dire : ‘Qu’est-ce qu’on veut faire avec ?’ Il faut vraiment qu’on arrête de faire les choses dans l’urgence et dans la hâte. Alors que ce qui nous arrive, ça vient aussi du coup d’Etat de 1991, nos 23 ans de vie militaire. Des militaires qui sont devenus 12 ans après des politiciens purs et durs. Ils ont même créé un parti unique et ils ont refusé le multipartisme. Croyez-vous que les 23 ans de Moussa Traoré n'ont rien à voir avec ce qui nous arrive là, en ce moment ? Si ! Ça a tout à voir. Les coups d’Etat, ça vient de ça aussi, parce que n’importe quel militaire peut faire un coup d’Etat et se transformer en héros de la politique. Donc, en réalité, c’est juste que les gens sont en train de dire : ‘C’était mieux que Moussa.’
Que pensez-vous de la présence de l’armée française au Mali ?
Ce n’est pas la présence de l’armée française ou de l’armée russe ou de qui que ce soit qui va régler le problème. Ce qui va régler le problème ou qui complique tout, c’est qu’on n’analyse pas d’où vient ce qui nous arrive.
Croyez-vous que le Mali va sortir de cette impasse et retourner à la situation normale ?
Tout ce qui concerne les hommes, ça prend énormément de temps. Parmi tous les mammifères, il y a que l’éléphant qui fait plus de 9 mois (durée de grossesse chez la femme). Ça va arriver.