“Il faut mutualiser nos cinémas’’
D’abord connu en tant que comédien et acteur, Luis Marques est ensuite passé de l’autre côté de la caméra pour devenir un célèbre producteur et réalisateur. Il est le directeur général d’Alma Production. D’origine européenne, il s’est africanisé de façon remarquable. En le voyant s’intégrer dans la société africaine et travailler avec dextérité, l’on ne manque pas de se rappeler de Jean Rouch, un réalisateur et un ethnologue français mort le 18 février 2004 au Niger. Luis Marques est l’un des trois coproducteurs des ‘’Trois lascars’’, une œuvre monumentale qui a été sortie dans 14 pays africains en même temps. C’était une première. À l’occasion des ateliers de formation organisés dans le cadre du Clap Ivoire 2022, ‘’EnQuête’’ s’est entretenu avec cet homme qui a fait les beaux jours du cinéma de la Côte d’Ivoire. Entretien.
Quelle est votre histoire avec la Côte d’Ivoire ?
Je suis arrivé étudiant en Côte d’Ivoire avec une bourse d’études d’une fondation qui s’appelait fondation Houphouët-Boigny. À l’époque, j’avais une bourse de trois mois pour faire une recherche en anthropologie théâtrale. Je suis tombé amoureux de la Côte d'Ivoire et je ne suis jamais rentré chez moi. Cela fait maintenant 30 ans que je suis là.
Quel a été le déclic qui a entraîné votre entrée dans le cinéma ?
J'ai toujours aimé le cinéma, dans la mesure où, quand j'étais élève en France, j'ai commencé à tourner comme comédien à 15 ans. J’ai aussi joué dans des films de cinéma et dans des séries de télé. Donc, j'ai adoré ça déjà en tant qu’acteur. Je faisais du théâtre de sensibilisation. Et il fallait que je rende compte au bailleur de fonds de comment s'est passé la tournée de sensibilisation. Donc, on a commencé à apprendre à filmer, à monter, à faire du son. Bref, on a appris en faisant. C’est pour ça que je dis que je suis vraiment autodidacte. Après, on s'est dit qu'il y a des histoires qu'on a envie de raconter. Elles doivent être fortes et courtes. La meilleure forme qu'on a trouvée, c'est le film. Et c'était des courts métrages. C'était les ‘’Fables à l’usage des Blancs’’ en Afrique. On se moquait un peu du rallye Paris - Dakar, par exemple, mais du point de vue africain. On filmait avec de bonnes vieilles caméras, des 35 millimètres.
En étant comédien, j'ai toujours été avec l'équipe technique. Les acteurs sont des gens un peu légers et farfelus suivant leur délire. Moi, je me suis intéressé à ce que font les techniciens. Les courts métrages ont eu un succès fou. C'était les courts métrages les plus vendus en 2001 de toute la France. Ils ont fait le tour du monde. ‘’Trois fables à l’usage des Blancs’’ a été vendu dans tous les pays. Après, on en fait trois autres.
Quelle est la plus-value d’un acteur qui passe au théâtre avant le cinéma ?
Ça lui donne une plus grande rigueur. Il a une façon de travailler ses personnages de façon plus approfondie. C’est plus facile pour un acteur de théâtre d’aller vers le cinéma plutôt que l’inverse. Bien sûr, il apprendra son texte, il a une meilleure mémoire. Mais au-delà des qualités, il y a des défauts aussi. Au théâtre, on est obligé de ressentir l’émotion certes, mais de la projeter pour que le spectateur entende au dernier rang. Quand on joue au cinéma, c’est n’est pas du tout le même jeu. Il faut diriger les acteurs du théâtre quand ils sont sur scène. À l’écran, il faut faire rentrer les gens dans votre violon (imprégner, sincère dans le jeu de telle sorte que les téléspectateurs aient l’impression d'être à quelque centimètre du visage de l’acteur). Ce n’est pas du tout la même manière de jouer.
Qu’est-ce qui fait le charme des ‘’Trois lascars’’ ?
D’abord, c’est une comédie de mœurs. C’est un phénomène de société avec lequel on s’amuse. Je crois que le succès vient du fait que les acteurs sont merveilleux ; le réalisateur Boubacar Diallo a fait un très bon travail technique, de découpage ; l’histoire est marrante. Il s’agit de trois gars qui partaient avec des filles en brousse en faisant croire qu’ils ont pris un vol… On rit. Il faut dire que partout dans le monde, les gens adorent les comédies. On méprise souvent les comédies, mais elles font les plus grands scores. En ce qui nous concerne, nous avons eu de la chance. Avec une œuvre artistique, on ne sait jamais. Elle vous paraît géniale sur votre bon montage, vous le proposez aux gens, ils n'aiment pas. Vous ne savez jamais à l'avance quelle sera la réaction du public. S'il y avait cette méthode, on allait tous l’appliquer. Si on savait quelle est la formule pour que ça marche, il n’y aurait plus de surprise.
Pour le casting, pourquoi avez-vous choisi des personnages méconnus dans ce registre ?
Il y avait de la part, de Boubacar Diallo, l’envie de faire une vraie coproduction binationale. Donc, on avait décidé, dès le départ, de mixer des acteurs ivoiriens et burkinabé. Après, pour la sélection, Bouba connaît très bien les acteurs burkinabé. Il savait qui correspondait le mieux. Quant au casting ivoirien, il me l'a plutôt confié. On a beaucoup échangé et proposé des acteurs qu'on connaissait bien. Donc, c’est comme ça qu'on a pris, dans cette comédie, des acteurs qu'on avait vus dans des choses un peu plus sérieuses.
Quant aux fonds, ils viennent des deux côtés, même si la Côte d'Ivoire avec le Fonsic (Fonds de soutien à l’industrie cinématographique) avait une part extrêmement importante. C’est grâce au Fonsic que nous avons pu monter le financement et trouver le reste après, parce qu’il y avait déjà une base. On avait une certaine touche pour avoir les 40 % nécessaires, mais le Fonsic a été véritablement pour nous la pierre d’achoppement du financement. Ça, il faut vraiment le reconnaître. Et il a eu le courage et l’audace de financer une comédie. On va toujours vers les films d’auteur qui sont formidables, nécessaires et qui font fait avancer le cinéma en tant qu’art, mais il faut aussi, après une période si difficile que celle de la Covid-19, des films qui vont remplir les salles, qui vont au public et non pas seulement pour les intellectuels des festivals. C’est ce que nous avons défendu auprès de la commission. Et elle nous a entendus. L’expérience a été belle ; nous avons eu du succès bien au-delà de nos espérances.
Que faut-il faire pour développer le cinéma africain ?
Il ne faut pas qu’on réfléchisse en termes de cinéma national, mais en termes de cinéma tout court. Celui-ci n’a pas de frontière. ‘’Les trois lascars’’ est un projet qui a impliqué deux pays : le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Il faut mutualiser nos cinémas. Je crois fondamentalement que c’est l’une des lignes les plus importantes pour le futur. Avec le Burkina Faso, c’est plus simple parce qu’il existe les accords Tac (Traité d’amitié et de coopération) qui lient nos deux États avec un aspect qui concerne le cinéma. Donc, on doit faire des projets en commun.
Au début, on pensait sortir ‘’Les trois Lascars’’ dans deux pays en même temps. Ce qui n’est déjà pas mal. Ça permet de doubler les possibilités d’audience, etc. Mais Canal a apprécié le film et a voulu faire une expérience particulière. Parce qu’avec la Covid-19, le cinéma a beaucoup souffert. Les salles Canal Olympia (présent dans douze pays) ne marchaient pas. Donc, ils ont décidé, pour la première fois, de sortir un même film dans 14 pays en même temps (le même jour), avec la même communication. Ça a très bien marché dans certains pays, un peu moins dans d’autres. Ça dépendait de la communication qui avait été faite. Selon l’engouement que la chaîne avait mis ou pas, on a eu des succès glorieux selon les pays. Dans l’ensemble, c’est une sortie à 60 mille l’entrée. C’est intéressant pour l’avenir et pour l’économie du film. Après, Canal a continué cela. C’est-à-dire à dire, au lieu de surfer dans le pays ou les pays producteurs, on sort le film également dans le réseau Canal Olympia (qui compte 18 salles de cinéma et spectacles implantées dans 12 pays). Le prix de la CEDEAO que le film a reçu, c’est justement grâce à sa binationalité Burkina Faso-Côte d'Ivoire.
Donc, mutualiser les cinémas entre les pays, c’est une voie à laquelle moi je crois beaucoup. Dans les pays scandinaves, c’est ce qu’ils ont fait et ça a bien marché. Donc, qu’est-ce qui nous empêche de faire des films ensemble ? Prenons des stars de pays différents et faisons des films qui vont marcher dans ces pays-là. C’est ce que nous venons de faire encore avec une nouvelle expérience soutenue aussi par le Fonsis. Nous avons fait appel à une très grande star du Sénégal. Nous voulons voir comment projeter le cinéma ivoirien ailleurs, au Sénégal. Comment intéresser le public sénégalais en prenant l’une de leurs stars les plus populaires, avec une bonne histoire aussi ? Les choses commencent à évoluer en Afrique. Il y a des pionnières. Apolline Traoré a commencé ce chemin-là. Elle est très forte. Elle a très vite compris comment il fallait sortir des frontières, chercher du financement, mais aussi aller tourner dans les autres pays. Il y a mille façons de collaborer. Elle est actuellement en Mauritanie avec un casting international. Elle a des acteurs un peu partout dans la sous-région. Donc, Apolline est déjà dans cette logique-là. Nous devons tous aller dans ce sens.
En ce qui concerne la coproduction, quel rôle doit jouer le producteur ?
Le producteur, son travail c’est de trouver de l’argent pour faire le film. Souvent, les gens pensent que les producteurs sont des gens qui ont beaucoup d’argent et qui vont mettre une partie de cette somme pour essayer de le récupérer après. Un bon producteur ne met pas son argent. Il trouve du financement pour faire le film. C’est là toute la difficulté. Quand on se met à plusieurs producteurs, on a plus de chance aussi pour trouver du financement, surtout si c’est des coproductions internationales. D’où l’intérêt qu’il y a de mutualiser et à faire des films interafricains.
BABACAR SY SEYE (ENVOYÉ SPÉCIAL)