Publié le 3 Jul 2025 - 22:19
INNOVATION SOCIALE

Entre pragmatique et théorie pour une nouvelle écriture en intervention communautaire

 

Depuis 2018, dans les interstices souvent négligés de l’innovation sociale, Lachine Lab – l’Auberge Numérique – a tenu son cap. Non pas seulement pour agir, mais pour penser l’action. Non pas pour innover dans le vacarme technologique, mais pour réancrer l’innovation dans la chair du réel. Ce réel abîmé, fracturé, post-anthropocénique, que le Global Grand Challenges de la Singularity University avait tenté de cartographier en douze chapitres. C’est là que nous avons greffé notre propre écriture : une praxis enracinée, une théorie née de la friction, une convergence anticipatoire en réponse à un effondrement distribué.

Il ne s’agissait pas d’épouser les tendances du monde, mais d’en diagnostiquer les fissures profondes. Non pas d’imiter les grands laboratoires universitaires ou industriels, mais de faire œuvre de recherche dans l’expérience quotidienne, là où les défis se présentent dans leur brutalité nue. Car ce que le Global Grand Challenges résume comme “problèmes mondiaux urgents” – l’énergie, la santé, l’environnement, l’éducation, l’alimentation, l’eau, la sécurité, la pauvreté, l’espace, la gouvernance, la résilience – n’a de sens pour nous qu’à la condition d’être traduit dans la vie matérielle d’un lieu, d’un corps, d’un quartier. Ce que nous avons tenté à Lachine (Montréal) et que nous continuons ici à Cap Rouge (Québec) et en Afrique (Sénégal), depuis plus de six ans et malgré les veillées funèbres auxquelles nous avions eu droit, c’est précisément cela : traduire, territorialiser, incarner. Non pas pour résoudre une énigme abstraite, mais pour faire advenir un monde vivable à hauteur d’humain.

Nous avons choisi de théoriser en marchant, de réfléchir en construisant, de conceptualiser en compostant. La convergence anticipatoire, qui guide notre travail intellectuel et pratique, ne relève ni d’une mode conceptuelle ni d’un bricolage rhétorique. Elle s’impose comme méthode d’intelligence du présent. Elle nous a permis, au fil des années, d’articuler des réponses opérantes à la complexité chaotique du monde en crise. Là où d’autres s’acharnent à appliquer des modèles conçus ailleurs, nous avons choisi d’observer les lignes de tension, de cartographier les dissonances, d’écouter les silences. Et c’est ainsi que nous avons vu émerger la nécessité d’un Food Lab – non pas comme projet agricole, mais comme matrice de soin, de transmission et de survie symbolique.

Nous n’avons pas inventé l’idée de nourrir les communautés. Mais nous avons insisté pour l’ancrer dans une logique systémique. Le Food Lab que nous avons construit répond à la fois à l’urgence sanitaire (les maladies de civilisation), à l’urgence écologique (la perte de biodiversité, l’effondrement des sols), et à l’urgence symbolique (la perte du sens de la nourriture). Il est à la fois une ferme urbaine, une cuisine collective, un lieu de pédagogie, un espace de délibération, un laboratoire de réutilisation, un temple discret du vivant. Et c’est dans cette pluralité même qu’il tire sa force : en refusant la séparation moderne entre nature, culture, économie et technique.

En ce sens, notre démarche est fondamentalement critique vis-à-vis du techno-solutionnisme ambiant. Là où d’autres misent tout sur la robotique agricole, les OGM de quatrième génération ou les plateformes de livraison automatisées, nous avons choisi de ralentir. Non par fétichisme du passé, mais par lucidité. Nous savons que les pathologies contemporaines sont des pathologies de l’excès – excès de vitesse, de calories, d’information, de production. Il fallait donc réapprendre à penser dans la limite, à concevoir dans l’économie du geste, à valoriser le rebut. Ce que nous appelons résilience n’est pas un retour romantique à une nature idéalisée. C’est un art de composer avec la ruine, avec le déjà-là, avec le possible.

Dans cette logique, la réutilisation des matériaux s’est imposée comme un geste fondateur. Nous avons réassemblé ce que d’autres avaient jeté. Nous avons redonné sens à des objets abandonnés. Et ce n’est pas anodin. Car dans un monde où tout est conçu pour être obsolète, réutiliser devient un acte politique, presque spirituel. Ce geste trouve son écho le plus saisissant dans le film The Book of Eli, qui nous a servi de miroir pour penser notre projet. Dans cet univers post-apocalyptique, le protagoniste porte un livre – porteur de mémoire, de sagesse, de sacré – à travers un monde déserté de sens. Il marche, seul, guidé par une voix intérieure. Tout est ruine autour de lui, mais il continue. Il sait que le livre doit survivre. Nous avons, à notre échelle, porté le même fardeau : celui de sauver les savoirs, les gestes, les matériaux, les liens.

À Lachine, notre auberge numérique n’était pas un espace d’accueil touristique. C’était un refuge pour les idées, pour les corps abîmés, pour les fragments de l’avenir. Elle est faite de murs récupérés, de bois usé, de vis recousues, de peinture de fin de série. Mais elle était aussi traversée par des textes, des logiciels libres, des recettes de grand-mère, des chants anciens. Elle n’opposait pas le numérique à la terre, mais les fait dialoguer. Car nous croyions et jusqu'à présent que l’intelligence artificielle peut cohabiter avec la sagesse végétale, que la donnée peut coexister avec la mémoire, que la technique peut servir l’éthique. Encore faut-il le vouloir.

Notre volonté, nous l’avons mise à l’épreuve du réel jusqu'à aujourd'hui, sans financement institutionnel majeur, sans levées de fonds clinquantes, sans campagnes de communication tapageuses. Nous avons fait, au sens propre, à la sueur de notre front. Nous avons investi nos corps, notre temps, nos économies personnelles. Et si nous insistons aujourd’hui sur cela, ce n’est pas pour héroïser notre posture, mais pour rappeler que les plus grandes innovations viennent souvent des marges, des lieux sans prestige, des collectifs sans médaille. Ce que nous avons accompli doit être reconnu, car il démontre une chose essentielle : il est possible d’intervenir dans le monde sans se vendre, sans trahir sa pensée, sans perdre son âme.

La communauté scientifique et aux faiseurs de politiques publiques, à laquelle ce texte s’adresse, ne doivent pas se contenter d’observer notre projet comme une “initiative inspirante”. Elle doit le prendre au sérieux comme proposition épistémique, comme modèle d’intelligibilité, comme expérience reproductible. Car ce que nous faisions hier à Lachine et aujourd'hui dans notre petite résidence scientifique de Cap Roge, pourrait être refait ailleurs, adapté, détourné, amplifié. Il s’agit d’un cadre d’intervention théorisé, documenté, mis à l’épreuve, amendé. Il repose sur une ontologie explicite, sur des choix éthiques assumés, sur une méthodologie ouverte. À l’heure où la science peine à sortir de ses tours d’ivoire, où les publications s’empilent sans impact sur le terrain, notre démarche peut rappeler ce que devrait être une science vivante : attentive, située, engagée.

Nous avons appris, au fil des ans, à articuler nos gestes avec nos concepts. Chaque billet que nous publions, presque quotidiennement, est un fragment de cette articulation. Nous ne cherchons pas la pureté théorique. Nous cherchons la justesse, la cohérence, la possibilité de rendre intelligible ce que nous vivons. Cela implique des allers-retours constants entre la matière et l’idée, entre le bois et la pensée, entre le sol et le texte. Nous savons que cela demande un effort de lecture, un effort de traduction, un effort de patience. Mais c’est le prix de l’authenticité. Et nous n’y renonçons pas.

Car au fond, ce que nous défendons, c’est une certaine idée de la dignité. La dignité de faire avec peu, mais avec soin. La dignité de ne pas dépendre des injonctions du marché ou des lubies des fondations philanthropiques. La dignité de résister à l’instrumentalisation des mots et des êtres. La dignité de tenir, même quand tout invite à céder. Notre Food Lab, notre auberge, notre approche numérique, notre compost, notre bibliothèque – tout cela forme un tout. Un corps collectif. Une forme de réponse à l’effondrement. Une utopie modeste, mais ferme.

Nous n’avons pas la prétention de tout résoudre. Mais nous affirmons, avec force, que notre cadre d’intervention est pertinent. Il est robuste. Il est éprouvé. Et il est nécessaire. Il incarne une voie parmi d’autres, mais une voie féconde. Il montre qu’il est possible d’allier rigueur scientifique, engagement éthique et créativité pragmatique. Il prouve que l’autonomie est possible sans isolement, que la sobriété est compatible avec la beauté, que la technicité peut servir la solidarité.

À ceux qui nous liront, nous demandons seulement ceci : prenez le temps de regarder ce que nous avons fait. Regardez la vidéo jointe, non comme un produit fini, mais comme une invitation. Une invitation à penser autrement l’innovation, à sortir des dichotomies stériles, à se réapproprier les moyens d’agir. Nous ne cherchons pas l’admiration. Nous cherchons l’écho. L’écho de ceux qui, ailleurs, dans d’autres langues, dans d’autres contextes, tentent eux aussi de faire face. De résister. De bâtir.

Nous sommes Lachine Lab – l’Auberge Numérique. Nous sommes un laboratoire du réel, un lieu de pensée incarnée, une base avancée de la convergence anticipatoire. Et aujourd’hui, nous le disons avec sérénité : notre choix d’intervention était le bon. Notre chemin mérite d’être reconnu. Et nos gestes, collectifs, patientés, pensés, méritent d’être célébrés.

Note sur l’auteur

Le présent texte est signé par le fondateur, président-directeur général et chercheur principal de Lachine Lab – l’Auberge Numérique. À la croisée de l’action communautaire, de la recherche scientifique appliquée et de la philosophie sociale, son parcours atypique conjugue rigueur théorique et ancrage pragmatique.

En tant que PDG, il assure depuis 2018 la vision stratégique, le développement territorial et l’autofinancement progressif d’une organisation pionnière dans la résilience urbaine. Il coordonne les interventions en alimentation, en design durable, en médiation technologique et en innovation sociale, tout en veillant à préserver l’autonomie éthique et intellectuelle du laboratoire.

En tant que chercheur principal, il théorise le cadre de la convergence anticipatoire, une approche transdisciplinaire qui permet de penser et d’agir dans l’incertitude systémique de l’époque contemporaine. Ses travaux s’inspirent aussi bien de la sociologie critique que des études sur l’anthropocène, la résilience, la noosphère et la mémoire collective. Il publie régulièrement des billets analytiques, réflexifs et prospectifs sur les conditions d’une action juste et durable dans un monde fragmenté.

Son engagement s’incarne dans une pratique quotidienne, enracinée, où la réflexion ne précède pas l’action mais l’accompagne pas à pas. Pour lui, Lachine Lab – l’Auberge Numérique est bien plus qu’un espace d’innovation : c’est un dispositif de vie théorisée, une sentinelle urbaine à l’écoute du monde qui vient.

 

Moussa SARR, Ph.D.

Président Directeur Général

 

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