Des causes connues, des solutions introuvables
Malgré l’abondance d’études, de rapports et de reportages sur la migration irrégulière, le phénomène reste un casse-tête pour les autorités.
Il y a eu ‘’l’aéroport de Yarakh’’. Ce surnom donné, par la force des choses, à la baie de Hann d’où sont parties des dizaines de pirogues à destination de l’Espagne, en 2006. Le Sénégal découvrait le phénomène ‘’Barça wala Barsakh’’ (Barcelone ou la mort). Dans les rues de ce quartier populaire de pêcheurs, les cérémonies de deuil ornaient le décor, le temps de pleurer des morts. Si l’on n’en est pas encore arrivé à ce niveau de drame à Rufisque, l’inquiétude est omniprésente.
Rien qu’en fin de semaine dernière, au moins 13 migrants sont morts suite au naufrage de leur pirogue dans les eaux territoriales marocaines, tous originaires de la ville de Mame Coumba Lamb. Ils avaient embarqué dans une pirogue qui comptait 63 personnes à son bord. Les rescapés sont pris en charge dans la ville marocaine de Dakhla, a assuré le maire à l’AFP.
Les drames liés au chavirement de pirogues ont repris leur cycle annuel infernal depuis le mois d’avril, avec près de 300 candidats au départ vers l’Europe interceptés par les autorités sécuritaires. Récemment, une opération combinée entre la police, des éléments de la base navale Nord et la section de recherches de Saint-Louis a permis d’interpeller, le 13 juillet 2023, 71 candidats à l’émigration clandestine à Bountou Ndar. Le même jour, le chavirement d’une autre embarcation dans l’embouchure du fleuve Sénégal a fait au moins 18 morts. Sans oublier que, selon l’organisation d’aide aux migrants, Walking Borders, trois pirogues qui ont quitté Kafountine (200 personnes à bord) et deux autres parties de la région de Mbour le 23 juin, avec 50 à 60 personnes dans chaque pirogue, sont portées disparues.
Dans un communiqué publié le mardi 18 juillet, les autorités marocaines ont annoncé avoir porté secours, ces derniers jours, à près de 900 migrants irréguliers, la plupart d'Afrique subsaharienne, dont 400 dans les eaux territoriales. Un jour après, c’était au tour des sauveteurs espagnols d’annoncer avoir porté assistance à 82 personnes parties du Sénégal, au large des Canaries. Quarante-et-un migrants ont eu plus de chance en réussissant à débarquer sur une plage de Tenerife, dans l’archipel espagnol, "par leurs propres moyens", selon les services de secours.
Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), 126 migrants au total sont morts ou ont disparu dans la traversée vers les Canaries, au premier semestre 2023. Caminando Fronteras avance pour sa part le chiffre de 778 morts ou disparus.
Les maux de la crise 2006 ont perduré jusqu’en 2023
Depuis 2006, des programmes à la pelle n’ont pas permis au gouvernement d’apporter une solution à l’équation de l’émigration irrégulière au Sénégal. Les maux de la crise 2006 ont perduré jusqu’en 2023 pour provoquer celle que vit actuellement le pays. La situation pourrait même empirer, si l’on considère les effets de la pandémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine ou encore les crises sociopolitiques qu’a traversées le pays en mars 2021 et en juin 2023.
Dans un document présenté comme une ‘’exigence partielle de la maîtrise en science politique’’ de l’Université du Québec à Montréal, Mylène Coderre-Proulx a produit, en 2013, une étude intitulée ‘’Incidence des politiques migratoires de l'Union européenne sur la gestion migratoire en Afrique de l'Ouest : le cas de la politique étrangère espagnole au Sénégal’’.
Analysant la crise migratoire de 2006, élément de base de ses recherches, l’étudiante canadienne écrit : ‘’Les départs depuis les côtes sénégalaises concernent essentiellement les populations des zones côtières. Ceci s'explique, entre autres, par la crise du secteur de la pêche artisanale. En effet, les accords de pêche entre la République du Sénégal et la Communauté européenne de 1997 et 2002 ainsi que certains permis de pêche octroyés illicitement durant le mandat du président sénégalais Abdoulaye Wade (Greenpeace, 2012) auraient facilité la venue de chalutiers étrangers et l'exploitation massive des ressources halieutiques.’’
Elle ajoute qu’un ‘’récent rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) confirme la paupérisation du secteur de la pêche artisanale au Sénégal et évalue à plus d'une centaine de bateaux battant pavillon étranger essentiellement des régions de l'Europe et de l'Asie (PNUD, 2010 : 62)’’.
Malgré les espoirs placés en Macky Sall, après son élection en 2012, les mêmes pratiques sont encore dénoncées par l’ONG de la protection de l’environnement. Pratiquement, tous les ministres qui se sont succédé à la tête du département de la Pêche au Sénégal ont été accusés d’avoir signé, dans l’illégalité, des licences de pêche en faveur de navires industriels étrangers. Ceci, malgré les alertes sur la surexploitation de la ressource dans les eaux sénégalaises.
Le Président Macky Sall réclame une surveillance accrue des zones de départ
Mercredi dernier, le ministre des Pêches et de l’Économie maritime (MPEM) a convoqué la Commission consultative d’attribution des licences de pêche (CCALP) pour se pencher, entre autres, sur les demandes de licence de pêche pour neuf nouveaux bateaux de pêche industrielle. Dans un communiqué publié à la veille de cette réunion, la Plateforme des acteurs de la pêche artisanale du Sénégal (Papas) a dénoncé le fait que ‘’l’introduction de nouveaux bateaux dans la pêcherie de petits pélagiques serait une catastrophe biologique, économique, sociale et culturelle, et va contribuer à racler le peu de poissons restant pour faire vivre les Sénégalais’’.
Leur appel a été entendu, puisque le ministre de la Pêche et de l’Économie maritime du Sénégal a suivi les conclusions de la commission consultative d'attribution des licences de pêche qui a recommandé le rejet de toutes nouvelles demandes de licences qui lui ont été soumises. Un acte salué par l'ONG Greenpeace Afrique.
Depuis plusieurs années, des milliards d’euros ont été injectés par l’Union européenne pour lutter contre l’immigration irrégulière. L’aide des pays du Nord dans la surveillance des côtes pour éviter les départs de clandestins par pirogue vers l’Espagne, a contribué à diminuer les flux, mais ne les a pas arrêtés. Les jeunes candidats à l’émigration continuent de débarquer aux Canaries. L’accord de partenariat signé entre l’Espagne et le Sénégal, pour contingenter de jeunes travailleurs migrants saisonniers, n’a pas non plus produit les effets escomptés.
Jeudi en Conseil des ministres décalé d’un jour du fait d’un voyage du Chef de l’Etat, ce dernier a demandé au gouvernement d’intensifier les contrôles au niveau des zones et sites potentiels de départ, mais également de déployer l’ensemble des dispositifs de surveillance, de sensibilisation et d’accompagnement des jeunes à travers le renforcement des actions publiques multisectorielles de lutte contre l’émigration clandestine.
Ainsi, même si les forces de défense et de sécurité se démultiplient, ces dernières semaines, et multiplient les arrestations de migrants et de convoyeurs, nombre de ces candidats passent entre les mailles du filet. D’où le nombre effarant de morts et de disparus en mer.
Les plages sénégalaises n’ont pas fini d’acceuillir des cadavres de migrants.
Lamine Diouf