Alioune Sarr lance un appel de paix
Avec plus de 15 morts entre mars 2021 et juin 2022, la jeunesse sénégalaise continue de payer un lourd tribut des violences politiques.
Un bilan très lourd. Au total, c’est au moins 16 morts, entre mars 2021 et juin 2022, à l’occasion des manifestations organisées par l’opposition durant cette période. Pour moins que ça, le commissaire Arona Sy (ancien commissaire central de Dakar) et son ancien ministre de l’Intérieur, Ousmane Ngom, avaient été à l’époque pourchassés jusque dans leurs derniers retranchements. Pourtant, de 2011 à 2012, ils ont eu à gérer, d’après les chiffres officiels, plus de 1 400 manifestations. Au décompte, en tout cas dans le cœur de Dakar où la tension était des plus tendues, l’on ne retient, de mémoire, que deux morts, dont le policier Fodé Ndiaye, tué par des manifestants. L’autre mort a été Mamadou Diop, heurté par un camion de la police.
Depuis, Arona Sy est dans une sorte de frigo prolongée qui ne dit pas son nom. Globalement, il serait difficile de compter 10 morts, alors que la tension était plus vive, les manifestations nettement plus nombreuses. Que s’est-il alors passé depuis un an ? Pourquoi depuis lors, des manifestations se soldent par des pertes en vies humaines ? ‘’EnQuête’’ a essayé de poser la question à des spécialistes du maintien de l’ordre.
Selon nos interlocuteurs, les responsabilités sont partagées. Mais, au premier niveau, il y a forcément le ministre de l’Intérieur. ‘’L’actuel ministre est un des plus jeunes, pour ne pas dire le plus jeune, depuis que la République a été fondée. Et quand on parle de jeune, c’est surtout la fougue. Or, il y a des fonctions, pour les exercer, il faut une certaine hauteur, une certaine culture’’.
Premier magistrat à occuper cette station, Antoine Félix Diome est réputé être un homme de confiance du Président, prêt à accomplir les désirs de son chef.
‘’C’est difficile de gérer ces situations, parce qu’il y a des étourdis qui sont parfois prêts à mourir et c’est difficile de les gérer’’
Cela dit, il serait très réducteur de vouloir tout mettre sur le compte du locataire actuel de la place Washington. Certains s’interrogent aussi sur le choix même des hommes dans la chaine de commandement. ‘’La police sénégalaise compte beaucoup de professionnels. Mais est-ce les meilleurs qui sont aux places qu’il faut ? Il y a vraiment beaucoup d’interrogations et je me sens mal à l’aise de les aborder. Mais, il faut trouver des solutions à cette lancinante question, pour éviter le pire’’.
Aux éléments déployés sur le terrain, il recommande : ‘’Ils doivent garder leur sérénité, en toutes circonstances. Il faut qu’on les forme à la sérénité et à endurer sur le terrain. Qu’ils sachent que même si on les insulte, ils doivent avoir un esprit de dépassement, faire le travail, au risque de leur vie, parce qu’ils ont fait le serment de servir la République.’’
Par ailleurs, nos interlocuteurs sont également revenus sur la responsabilité de l’opposition. À les en croire, on ne sera pas épargné, tant qu’il y aura des manifestations de ce genre, avec des gens qui réclament publiquement vouloir déloger un président de la République. Dans certaines circonstances, ajoute un de nos interlocuteurs, il est difficile de garantir qu’il n’y ait pas de grabuge. Ils mettent en garde : ‘’Vous savez, c’est très difficile d’épargner des gens qui vont au front au risque de leur vie. Il est très difficile de les gérer, parce qu’il y a des étourdis. Et souvent, ce sont les étourdis qui meurent, parce qu’ils prennent trop de risques et ils ne mesurent pas les conséquences de leurs actes. Nous avons vraiment besoin d’un retour à la sérénité pour vivre tranquilles. Il y a déjà trop de morts’’.
Aussi, appellent-ils les uns et les autres à savoir raison garder.
Le dialogue, la seule solution
Aujourd’hui, la question qui taraude bien des Sénégalais, c’est : comment sortir de cette crise ? Pour beaucoup d’observateurs, le dialogue reste la seule solution envisageable. Malheureusement, depuis quelque temps, ce dialogue est totalement rompu entre certains acteurs majeurs de la vie politique. Or, la culture du dialogue, disait l’ancien ministre de l’Intérieur Ousmane Ngom dans une interview sur ITV, c’est consubstantiel à l’existence des communautés humaines. ‘’Comme le dit le dicton wolof, ‘reero amul, niak waxtaan moo am’. Quels que soient les divergences et antagonismes, il faut s’assoir pour arriver à des solutions consensuelles. J’ai vécu beaucoup de situations dans lesquelles le dialogue, après des antagonismes extrêmement graves, a pu dénouer beaucoup de situations. Je peux donner comme exemple les années 1988, où il y avait des tensions exacerbées. Après les élections, l’état d’urgence a été décrété, il y a eu de nombreuses arrestations de responsables, dont le président Wade, moi-même. On avait été arrêté au lendemain des élections, avant même la proclamation des résultats. On avait fait plusieurs mois de prison. Mais grâce au dialogue, des solutions ont été trouvées’’.
Selon lui, l’espoir est toujours permis, car souvent, ces dialogues se déroulent loin du grand public. ‘’Malgré tout ce qui s’est passé à l’époque, dès notre sortie de prison, je dirai avant même notre sortie de prison, les contacts ont été renoués ; nous avons discuté de toutes les questions pour remettre le Sénégal au travail, en ordre et pour aller de l’avant. Et c’est ce processus qui avait abouti au Code consensuel de 1992. C’est aussi pour dire qu’en politique, il ne faut pas se fier à l’écume des vagues… Tant que les Sénégalais se retrouvent et parlent, ils peuvent trouver des solutions consensuelles, qui peuvent faire avancer notre pays de très loin. Et c’est ça l’objet du dialogue. C’est de pacifier l’espace politique, d’en revenir à une culture démocratique. C’est-à-dire que tout le monde comprenne que le Sénégal est une grande démocratie, que nous avons fait des pas très importants dans la conquête des droits et des libertés’’.
Revenant sur le régime juridique des manifestations qui est au centre des débats, l’ancien ministre de Wade faisait une recommandation forte. Selon lui, le moment est venu d’avoir un vrai débat national sur les libertés publiques et la sécurité publique, sur l’ordre public et les troubles à l’ordre public, pour que tout le monde prenne conscience que la liberté ne peut pas aller sans la responsabilité, qu’elle n’est pas absolue. ‘’La liberté de marcher est une liberté parmi tant d’autres. Mais comme toute liberté, elle est encadrée par des lois et règlements. Aucune liberté n’est absolue. Autant il faut encadrer les marches, autant il faut tenir compte de la liberté des autres. Il nous faut nous mettre d’accord sur ces impératifs catégoriques’’, disait Ousmane Ngom, non sans appeler l’État à renforcer les moyens des forces de l’ordre, pour les mettre dans les conditions de faire convenablement leur job.
BABACAR SY SÈYE