“Macky Sall réclame les pleins pouvoirs pour tout diriger tout seul... ”
Dans ce contexte de Covid-19, la planète est à la croisée des chemins et les économies faibles comme celle du Sénégal sont plus que jamais menacées. Dans cet entretien avec Abdoul Mbaye, ancien banquier, ancien Premier ministre et chef de parti, il est beaucoup question de la pandémie et des moyens d’en venir à bout. Il passe au crible la stratégie développée par le chef de l’Etat et explique les raisons pour lesquelles il ne s’est pas rendu au palais pour répondre à la ‘’convocation’’ du président Macky Sall.
Que pensez-vous des audiences accordées à certains leaders politiques, de la société civile et autres forces vives de la nation ? Que peut-on attendre de ces rencontres ?
Il n’est jamais mauvais, en période de grave crise, de se souvenir des vertus du dialogue et de l’écoute de l’autre. Cela est même essentiel, car face au danger, face à l’agression, l’union fait toujours la force. Au Sénégal, nous avions perdu l’habitude du dialogue vrai et sincère, sans arrière-pensées politiciennes. La gravité de l’heure impose son retour. Il doit être sans calcul. Il doit se mettre au service de l’intérêt majeur de la nation. Sa sincérité suppose d’ailleurs que l’échange et le dialogue précèdent les grandes décisions à prendre, plutôt qu’ils ne leur soient postérieurs.
Est-ce que ces entrevues sont propices, dans ce contexte où le virus gagne du terrain ?
L’échange et le dialogue sincères n’ont pas forcément besoin d’apparat et de protocole. Ce qui doit être recherché, c’est l’efficacité vers l’objectif qui doit unir la nation et qui est le combat contre le coronavirus. En Europe, les meilleurs résultats contre la Covid-19 sont aujourd’hui ceux de l’Allemagne. Pourtant, Angela Merkel dirige la riposte en étant confinée, puisqu’elle s’est mise en quarantaine, après avoir été en contact avec une personne infectée. Elle dirige le plan de riposte contre le coronavirus de main de maître, sans aucun contact avec qui que ce soit, y compris ses ministres. Et ce sont ces mêmes contacts qui l’ont exposée et infectée. Or, en temps de guerre, car toutes les nations atteintes par la Covid-19 sont en guerre, le chef de guerre doit être protégé.
Vous étiez annoncé au palais, jeudi dernier à 12 h. Pourquoi vous n’avez pas répondu à l’invitation du président Macky Sall ?
Même si la forme importe peu, comme vous le dites, j’ai été annoncé au palais par la presse, et donc non pas invité mais convoqué. J’ai choisi de ne pas m’y rendre car, pour ce qui me concerne, je me place dans une logique qui met l’efficacité avant l’apparat, en particulier dans un contexte d’une telle gravité et où les autorités elles-mêmes appellent à une réduction maximale des contacts sociaux. Sauf à me tromper, j’ai retenu que le président appelait avant tout à des propositions et conseils, et non en priorité à des audiences. J’ai donc livré ma part de propositions et continuerai de le faire. Je ne peux d’ailleurs retenir que toutes ces grandes personnalités qui se sont rendues au palais aient pu livrer toutes leurs propositions au cours d’une audience de quelques minutes. L’évolution de la situation les conduira sans aucun doute possible à en faire des complémentaires. Vont-elles, à chaque fois, être reçues en audience pour ce faire ? Bien sûr que non ! On voit bien que l’essentiel n’est pas dans la forme, l’essentiel est de s’inscrire dans un mécanisme durable et renouvelable de formulation de propositions au président Macky Sall. Tel est mon choix, mais je respecte aussi celui fait par d’autres.
Le monde s’attend à de sombres lendemains après cette crise, surtout sur le plan économique. Quelles sont, selon vous, les stratégies à mettre en place pour préserver le Sénégal d’un tel scénario catastrophe ?
On aurait tort de penser que le temps de la crise sera celui d’un lendemain. La crise, c’est aujourd’hui, elle est déjà là. Elle sera générale, affectant tous les secteurs, violente et planétaire. Elle est sanitaire, financière et économique, parce que frappant le secteur de l’économie réelle. Demain est encore loin et nous risquons d’être tous morts d’ici là, pour paraphraser Keynes. C’est le moment et l’urgence qui doivent occuper nos réflexions et nos intelligences. Au moins deux faits sont à rappeler comme ayant précédé le ‘’choc Covid-19’’.
Premièrement, l’économie sénégalaise n’était déjà pas prospère et entrait avec l’ICPE (l’Instrument de coordination de la politique économique) du FMI (Fonds monétaire international) dans une période d’ajustement structurel et donc de souffrance des ménages, devant restaurer les équilibres budgétaires et de paiements extérieurs malmenés par une politique dont nous avons dénoncé les grands axes et qu’il n’est pas le moment de rappeler. Ainsi, les prix du carburant et de l’électricité, les droits de douane ont dû être relevés ; les dépenses de l’État ont dû être resserrées. Tout cela pesait déjà sur l’économie sénégalaise. Ajoutez-y une mauvaise campagne agricole que révélait la faiblesse des tonnages de graines d’arachide livrées aux huiliers ou disponibles pour l’exportation.
Deuxièmement, l’économie sénégalaise reste une économie de très petites et petites entreprises, une économie reposant sur la petite agriculture familiale et l’artisanat, et donc sur de l’informel. La réduction des temps de travail, des circulations de personnes, le couvre-feu aussi vont lourdement affecter cette économie qui était déjà en souffrance, qui plus est dans une période de soudure dans les campagnes et de fin de revenus quotidiens dont dépend l’essentiel des ménages dans les villes. Pensez aux tailleurs, aux chauffeurs de taxi et de ‘’cars rapides’’, aux marchands ambulants, aux vendeuses dans les marchés, aux laveurs de voitures, aux tenancières de gargote, etc.
Des secteurs formels tels l’industrie hôtelière, les activités logistiques de débarquements portuaires, de livraisons, aéroports et compagnies aériennes prendront des mesures de mise en chômage partiel. Mais il faut savoir qu’en raison d’une baisse générale de la demande et parfois de l’offre avant la demande, toute l’économie sera impactée, tous les secteurs connaîtront des baisses d’activité, sauf peut-être les télécommunications qui pourraient même connaître un boom, car les personnes en confinement ou se déplaçant moins communiqueront davantage en les utilisant.
La crise est donc bien là. L’urgence consiste à empêcher la famine et les graves troubles sociaux qui pourraient en découler. Pour ce faire, il faut de la distribution de vivres dans les foyers, et j’ai noté que cela était en cours de préparation. Il faut aussi laisser des revenus dans ces mêmes foyers, en baissant les prix du carburant (cela compensera en partie la perte de clientèle des transports en commun), et de l’électricité (je propose un abandon forfaitaire de 40 000 F CFA par mois et par facture de la Senelec).
Les mises en chômage partiel doivent donner lieu à des compensations par l’Etat des revenus perdus par les employés concernés. La trésorerie des entreprises doit être aidée, notamment par le remboursement intégral des arriérés de factures dues par l’Etat, des reports d’échéances fiscales, la reconduction de découverts auprès des banques avec taux d’intérêt à négocier à la baisse, etc. La trésorerie de l’Etat doit exister pour pouvoir supporter tous ces efforts exceptionnels. Cela nécessite des moratoires sur les dettes, car l’endettement public a été excessif ces dernières années, sans qu’on ait pris le soin de se laisser des marges de sécurité comme nous y avions appelé. Cela doit concerner la dette bilatérale en particulier. La Banque mondiale et le FMI doivent être mis à contribution pour de nouveaux prêts, non seulement pour la trésorerie, mais aussi pour les devises qui devront servir à permettre la poursuite du ravitaillement des marchés internes en denrées alimentaires notamment.
Ajoutez à cette situation générale la baisse drastique des transferts de la diaspora, parce que ses propres revenus seront impactés par la crise dans les pays qui l’accueille et que les guichets de transfert d’argent y sont fermés. Ce seront moins de revenus dans les familles et moins de devises aussi pour financer les importations. Mais ne soyons pas utopiques : je ne vois aucune recette pour ‘’anéantir le choc’’. Efforçons-nous de passer la tourmente avec le moins de dégâts possible. Puis, demain, nous reconstruirons en tirant les leçons de nos nombreuses erreurs de ces dernières années. Et il ne faut pas cacher que ce temps de reconstruction sera long, car les dégâts auront été importants.
Je terminerai par un conseil. Que tous les bras libres ou qui le sont devenus, en mesure de faire de l’agriculture, irriguée ou non, s’y préparent ou s’y mettent. Que l’État prépare une campagne agricole de grande qualité, résolument tournée vers le développement de la production céréalière (mil et riz en particulier). Le Sénégal doit redécouvrir les vertus de l’agriculture pour se nourrir.
On parle de plus en plus d’annulation de la dette des pays africains. Est-ce possible, selon vous ?
À mon avis, le temps des cessations de paiement n’est pas loin. Les demandes budgétaires internes seront tellement fortes à brève échéance que la dette extérieure ne pourra plus être honorée. L’annulation et les moratoires sont les solutions d’intelligence. Mais comme il sera nécessaire de conserver des prêteurs pour les nouveaux besoins, sans doute faudra-t-il garder les dettes vis-à-vis des organes multilatéraux.
Comment trouvez-vous la stratégie de riposte, notamment avec le Fonds Covid-19 mis en place par le chef de l’Etat, dans le cadre de cette lutte. Jugez-vous suffisante la somme de 1 000 milliards annoncée ?
Je ne puis l’apprécier sans en connaître le détail des ressources qui la constitue, non plus les emplois qu’elle est supposée couvrir. Par contre, le nombre 1 000 frappe les esprits, et traduit bien l’importance des moyens qui devront être consacrés à la ‘’survivance économique’’ du Sénégal. Est-il déjà disponible ? Sera-t-il disponible et dans quels délais ? Je ne sais point. Par contre, évitons, par des effets d’annonce, de présenter le Sénégal comme n’ayant pas besoin de concours venus de l’extérieur ou de moratoires sur ses dettes, parce que disposant d’ores et déjà de 1 000 milliards. Mais insistons de nouveau sur l’urgence des mesures à prendre et donc l’utilisation de ce qui est déjà disponible. Le personnel soignant manque de masques ; il faut lui en acheter rapidement et ne pas l’exposer ; d’abord, parce que c’est notre première ligne au combat, mais aussi parce qu’ils sont en nombre limité. Ils nous sont plus précieux que jamais. Ce n’était qu’un exemple de dépenses urgentes à engager parmi d’autres avec des moyens déjà disponibles.
Comment devrait se dérouler, d’après vous, la répartition de cet argent ? Quels doivent être les secteurs prioritaires ?
Selon moi, les priorités sont d’assurer la prise en charge correcte des malades aujourd’hui et demain, et donc d’anticiper, au regard de l’évolution des courbes chez des pays atteints avant nous, en achetant masques, respirateurs artificiels, matériels et médicaments de réanimation. De multiplier les tests sur l’ensemble du territoire pour organiser le confinement des cas positifs (c’est la stratégie payante de l’Allemagne, et 150 tests par jour au Sénégal sont insignifiants). De lutter contre l’installation de la famine dans les villes et les campagnes, de subventionner l’électricité ; de contribuer au maintien des salaires des nouveaux chômeurs. Il faudra être impitoyable contre toutes les formes de détournement auxquelles nous avons été habituées au Sénégal. Sous ces indications, toute mise en œuvre appartient à l’Exécutif. C’est sa responsabilité.
Le couvre-feu instauré depuis le 24 mars dernier est-il efficace, quand on sait que le virus se déplace aussi la journée, surtout dans certains endroits comme les marchés ?
Vous avez raison. Le couvre-feu ne résout pas tout, mais reste une bonne décision. Ceci dit, l’essentiel se trouve dans les attitudes et les comportements barrières. La limitation maximale des déplacements et l’interdiction des rassemblements en font partie, de jour comme de nuit.
Si le confinement était annoncé au bout de ces 12 jours, pensez-vous que la population sénégalaise puisse économiquement supporter cette décision ?
Oui, elle doit le pouvoir, puisqu’il s’agit de sauver sa vie et celle d’autrui. Mais cela suppose absolument les mesures d’assistance déjà évoquées permettant aux personnes confinées de se nourrir. C’est le minimum.
Comment vivez-vous l’état d’urgence ?
Comme une indispensable nécessité. Face à une calamité, des dispositions particulières sont absolument nécessaires et il est impératif de faire respecter ces dernières. Pour ma part, je ne sors plus que pour rendre visite à ma mère ou faire du sport en prenant toutes les précautions requises. Une remarque toutefois concernant le nouveau dispositif légal dans lequel les Sénégalais vont bientôt commencer à vivre. Macky Sall demande les pleins pouvoirs à l’Assemblée nationale qui, sans aucun doute, les lui accordera. Il y a là une contradiction dans les attitudes et les messages que l’on cherche à faire passer. L’heure est à la mobilisation générale et à l’écoute. Ce qui, je crois, portait la logique des audiences au palais.
Là, par contre, Macky Sall réclame les pleins pouvoirs pour tout diriger tout seul. À mon avis, les pleins pouvoirs auraient dû se limiter aux questions sanitaires, l’Assemblée nationale restant le lieu de ses échanges avec les députés qui sont les représentants du peuple. D’autant qu’une Assemblée qui vote les changements de la Constitution à vitesse très élevée et sans débat ne saurait faire obstacle à des requêtes spécifiques liées à la lutte contre le coronavirus. Mais sans doute a-t-il une stratégie particulière dont je ne perçois pas encore le sens.
Quels sont les moyens déployés par l’Alliance pour la citoyenneté et le travail (ACT) pour contribuer à l’élan de solidarité nationale ?
Vous avez insisté tout à l’heure sur l’importance des moyens nécessaires à cette lutte contre le coronavirus et à ses conséquences. Vous m’avez semblé douter du caractère suffisant ou non du montant annoncé de 1 000 milliards de F CFA. La contribution d’un parti d’opposition au Sénégal ne peut donc se situer à ce niveau, sauf s’il cherche le ridicule. C’est à l’État qu’il revient de mobiliser ces moyens sans d’ailleurs les présenter comme contribution de l’APR. Même les grandes entreprises de notre pays ne pourront que très peu contribuer. Soyons donc sérieux et adressons-nous tôt à ceux qui peuvent aider de manière significative, car il peut être très vite trop tard.
Notre parti cherche plutôt à être un exemple dans les comportements et c’est à ce titre que, dès fin février, nous avons décidé l’annulation de nos manifestations publiques programmées telles que celles de la Journée de la femme et sur la future nouvelle monnaie. Nous avons ensuite très tôt demandé l’interdiction des rassemblements, à l’approche des Magal et Gamou, et avons félicité le président lorsqu’il prit cette décision. Le personnel de notre permanence fonctionne désormais avec un seul compagnon présent. Notre Direction exécutive et moi-même maintenons le contact avec plusieurs compagnons. Et la parole du président est utilisée pour délivrer des conseils aux autorités en relation avec le pool communication. L’aide apportée à quelques compatriotes n’est que personnelle et, à nos yeux, ne restera que bien trop faible.
Oublions un moment cette mise en rivalité des partis comme on sait si bien le faire dans notre pays, en particulier en comparant l’incomparable : celui qui détient les clés des trésors et celui qui apporte des idées de changement. Évitons aussi les comportements exécrables dans notre contexte actuel, comme celui de ce maire que je ne citerai pas et qui distribue des flacons de gel lavant avec des étiquettes faisant sa propagande. Rappelons-lui que le prix de ces étiquettes aurait permis d’acheter davantage de gels pour le bien des populations.
HABIBATOU TRAORE