De diable a divin ?
Les peuples ont très souvent été dupés, mais jamais un peuple n’est fou. Ils ont hier applaudi Hitler, ils ont vénéré Staline, ils ont été quasiment envoûtés par Mobutu, ils ont aujourd’hui élu avec enthousiasme le cynique et démagogue Trump, mais ils finissent toujours par démêler les ficelles de la duperie. Le régime de MacKy Sall est une énorme supercherie, et ça ne tardera pas à être découvert par le peuple. Le regain d’amour dont Wade fait l’objet doit être analysé sous l’angle de la désillusion à cause des forfaits du régime actuel.
Les Sénégalais ne sont donc pas fous : ils n’ont peut-être pas oublié les fautes de gestion de Wade ; ce qui se passe, c’est qu’ils ont le sentiment d’avoir été dupés. Ils ont chassé Wade du pouvoir pour des fautes qui sont malheureusement plus répandues dans la gestion du régime actuel. Mais le plus révoltant pour le peuple, c’est que ceux qui critiquaient Wade pour ses scandales ont honteusement décidé non pas de se taire, mais de faire l’apologie de ces crimes qu’ils dénonçaient naguère avec une véhémence inouïe. Même certaines voix robustes de la société civile sont devenues plus conciliantes et quasiment aphones face aux mêmes dérives ou pires ! Y a-t-il un seul sénégalais qui peut regarder ses compatriotes dans les yeux et leur dire qu’il y a plus de bonne gouvernance aujourd’hui dans ce pays ? Les citoyens ont le sentiment que la sentence de Machiavel s’applique à eux, à savoir que les hommes « aiment à changer de maître dans l’espoir de trouver mieux… » ce qui les amène parfois à changer leur cheval borgne contre un aveugle.
Il faut comprendre qu'il y a dans la conscience collective une différence entre le Wade qui symbolise la résistance intelligente, mais acharnée contre la domination socialiste, et le Wade qui a commis des fautes dans la gestion du pouvoir. Il y a quelque chose d'extrêmement positif que les Sénégalais VEULENT retenir de Wade : c'est le changement, la foi en la capacité des Sénégalais à se prendre en charge. Et puis, la vie politique de Wade ne peut pas être dogmatiquement réduite à ses douze ans de pouvoir. On ne peut pas reprocher aux peuples de se chercher des mythes et de s’y accrocher. Le mythe Wade n’a jamais été déconstruit malgré toute l’entreprise médiatique de destruction de son image : le peuple le venge en se vengeant de ses dirigeants actuels. C'est à mon avis ce qui fait que les politiciens, conscients du capital sympathie dont jouit le vieux Wade, cherchent à l'exploiter en leur faveur. Moustapha Cissé Lô, Sonko, Khalifa Sall et les autres ne font que poser des actes politiques.
Nietzsche a dit que l'absurdité d'une chose n'est pas une preuve contre son existence, c'en est même une raison : je pense qu’on peut dire exactement la même chose dans le domaine politique. La vocation d’une œuvre d’art n’est pas d’avoir un sens, c’est plutôt d’être belle. Symétriquement, celle d’une action politique n’est pas non plus d’avoir un sens, c’est plutôt d’être efficiente : c’est après coup qu’elle acquiert donc son sens. Peut-être même que toute la destinée humaine consiste à former les choses pour sortir de leur chaos un ordre, une cohérence, un sens. En cela, les hommes politiques se comportent comme des orfèvres, même si la plupart sont dépourvus de génie. La situation de la démocratie sénégalaise est un cercle vicieux : on revient toujours au même point. Regardons du côté du fameux Dialogue national pour comprendre l’ampleur de notre échec.
On dénonçait la forte présence de la famille de Wade dans la gestion du pays, regardons ce qui se passe aujourd’hui avec tout un clan ! On dénonçait les crimes financiers de Karim ; comparons ces crimes au scandale du pétrole impliquant le frère du Président. On dénonçait les coupures d’électricité à une époque où le marché du pétrole était insupportable même pour les pays puissants ; regardons ce qui nous arrive malgré la baisse du cours du pétrole et les énormes sommes qui ont été investies dans la boite depuis le plan TAKKAL ! On dénonçait la scabreuse affaire Ségura ; nous avons aujourd’hui un député trafiquant de faux billets. On a résisté avec succès contre le projet du « quart bloquant » ; mais on n’a même pas eu l’opportunité démocratique de lutter contre la plus grande régression démocratique de ce pays (l’« élimination » systématique de tous les opposants) et l’institutionnalisation du parrainage le plus absurde de l’histoire politique.
Au regard de tous ces crimes politiques et financiers, voir d’anciens adversaires de Wade discuter avec lui n’a rien d’incohérent : c’est le contraire qui serait incohérent et très injuste. Les grands hommes ne combattent pas des personnes, ils combattent pour des idées et des principes. Et puis, il faut avoir un idée très bornée de l’humanisme pour prôner la damnation éternelle : de grands ennemis de l’Islam sont devenus de très bons musulmans… Arrêtez de faire la morale à ceux qui fréquentent Wade : il n’est pas un paria et vous n’êtes pas des saints. Où sont les journalistes qui voulaient les centaines de millions de Wade et qui en voulaient à Thierno Lô parce qu’il aurait gâché l’affaire ? Où sont ceux qui critiquaient la mal gouvernance et qui en font l’éloge aujourd’hui ? Qui d’entre vous n’a pas un passé « très très glorieux » ?
André Gide a dit que les musées d’art sont aujourd’hui les seuls lieux où le sacré subsiste encore ; mieux les dieux des peuples anciens sont devenus pour nous des objets d’art. Quand un dieu meurt avec la religion qui lui était dédiée, la modernité n’en retient que l’aspect créatif, le génie qui a créé de telles divinités. Le génie de Wade est encore aujourd’hui une source d’inspiration et d’espoir pour beaucoup de Sénégalais. Ça n’a rien à voir avec sa valeur intrinsèque.
Tout le monde sait que les dieux de la mythologie grecque n’existent pas, mais leur ESPRIT existe quand même ! Le fait qu’il ait accepté de vivre parmi les siens après la perte du pouvoir et tous supplices qu’il a subis de la part de son successeur a profondément marqué les Sénégalais. Le symbole qu’il représente est plus fort que les joutes politiques qui pourraient l’opposer aux uns et aux autres. Wade est devenu un instrument politique pour les politiciens et une œuvre d'art (une antiquité) pour les citoyens ordinaires. On admire en lui la jeunesse, la vigueur et l’espérance de la démocratie : il est le symbole d’une promesse (non tenue ?), d’une nostalgie (inapaisée ?), d’une mélodie inachevée. Le sentiment ambivalent que les Sénégalais et les politiques ont envers Wade est donc normal.
Alassane K. KITANE
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal