La guerre de trop n’aura pas lieu
Le secteur agricole a longtemps souffert d’un manque de vision claire et ambitieuse de la part des régimes qui se sont succédé au Sénégal. Au-delà des déclarations d’intention des décideurs, les politiques agricoles qui ont été mises en œuvre n’ont pas donné jusque-là une orientation claire du modèle de développement agricole à mettre en œuvre pour rendre le secteur porteur de croissance, pourvoyeur d’emplois et gage d’une sécurité alimentaire durable, tout en préservant les ressources naturelles.
Au-delà des contraintes à l’émergence d’une agriculture performante qui sont bien connues des techniciens et qui ont pour nom entre autres, les contraintes agro-climatiques, la faiblesse des investissements structurants, l’insuffisance de la formation des acteurs, c’est plus l’absence d’un modèle de développement agricole apte à promouvoir des systèmes de productions efficaces et à même de permettre aux acteurs agricoles de créer de la valeur ajoutée de manière durable. A ce titre, la question est de savoir quel type d’exploitation agricole faut-il promouvoir, l’agrobusiness (ou agriculture à forts capitaux) ou l’agriculture familiale. Les récents événements de Fanaye ont été, encore une fois, l’occasion d’opposer ces deux systèmes de production. Faut-il privilégier un système par rapport à l’autre ? Dans quelle mesure peut-on allier les deux schémas de production pour un développement harmonieux du secteur? Telles ont les questions auxquelles les nouvelles autorités étatiques doivent répondre afin d’insuffler une nouvelle vision à la politique agricole.
Diagnostic
Le secteur agricole participe faiblement aux performances économiques du pays avec une contribution au PIB qui était de 17,2% entre 1960 et 1968 et qui est tombé à moins de 10% entre 1995 et 2003. L’agriculture familiale domine le secteur et laisse une faible part à l’agrobusiness qui n’occupe que 5% des terres cultivées et que l’on ne retrouve que dans les zones offrant un potentiel irrigable.
Les terres arables au Sénégal représentent 19% de la superficie du pays soit 3,8 millions d’hectares. Annuellement, les sénégalais cultivent 2,5 millions d’ha en moyenne mais seul 2% de cette superficie est irriguée.
En termes de ressources hydriques, le Sénégal dispose de 4 cours d’eau de surface (Fleuve Sénégal et lac de Guiers, Fleuve Gambie et ses affluents, Fleuve Casamance, Rivière Anambé et Kayanga et des eaux souterraines). Force est de constater que le potentiel de surfaces irrigables n’est pas déterminé de manière précise, ce qui est aberrant dans un pays où « toutes les études ont déjà été menées » . On peut toutefois affirmer qu’il est de 240 000 ha sur le Fleuve Sénégal dont seulement 50% des terres ont été aménagées, 65000 ha sur le Fleuve Gambie et 20 000 ha sur la Casamance. A cela s’ajoute le potentiel irrigable par les eaux souterraines qui n’est pas connu de manière exhaustive.
En termes d’emplois, l’agriculture occupe plus de 60% de la population qui s’active principalement dans les zones pluviales. Cependant, on note un taux de sous emploi de 25% en milieu rural ce qui dénote d’une faible efficience de l’utilisation de la main-d’œuvre dans le secteur agricole.
Au vu de ces chiffres, nous constatons que le potentiel agricole du Sénégal est important mais reste sous exploité et dispose par conséquent d’une belle marge de progression devant permettre au secteur de jouer le rôle de moteur du développement socio-économique du pays.
Agriculture familiale et/ou agro-business
Cependant, force est de constater que l’agriculture familiale n’as pas pu s’ériger en levier du développement agricole pour diverses raisons déjà citées. Au-delà des contraintes agro-climatiques, c’est les politiques incitatives à la promotion de l’exploitation familiale qui ont fait défaut. Les défenseurs de l’agro-business n’ont-ils donc pas raison de prôner une Révolution Verte basée sur l’apport de capitaux privés et de technologies nouvelles? La conséquence serait sûrement de doper la production agricole avec le risque d’appauvrir la population rurale, compte non tenu des effets néfastes incontrôlables sur les ressources naturelles.
En réalité, si l’exploitation familiale n’a pas été pourvoyeurs de richesses pour la plupart de ses adeptes, c’est véritablement en raison de la faiblesse des investissements de base, de l’insuffisance de la formation et de la défaillance du Conseil agricole. En zone pluviale moins qu’en zone irriguée, l’exploitation familiale n’a pas reçu le flux d’investissements capables d’induire une production régulière et rémunératrice à même d’assurer aux acteurs ruraux un niveau de revenus décents et de garantir leur sécurité alimentaire.
Parallèlement, l’agrobusiness n’est pas une panacée au vu du nombre de projets agro-industriels qui ont échoué (SOCAS, OSBY) ou qui tardent à démarrer (SENHUILE-SENETHANOL). Le cadre social, juridique et institutionnel ne plaide toujours pas en faveur de l’implantation de grands projets agro- industriels. Les études requises pour leur implantation et les études d’impact ne sont pas menées de manière sérieuse et efficace pour aboutir à l’intégration du nouveau système de production dans l’environnement social et physique traditionnel.
Par conséquent, toute intégration d’un projet agro-industriel en milieu rural doit être précédée d’un profilage du terroir afin d’en déterminer les limites et la mise en place d’infrastructures de base permettant l’exploitation efficiente des ressources du terroir par les autochtones. Il ne s’agira plus d’accompagner les projets industriels par la construction de salles de classes, de mosquées ou de case de santé pour amuser la galerie, mais de les précéder de véritables infrastructures à même de garantir un niveau de revenus conséquents aux populations rurales (aménagements hydro-agricoles, vulgarisation de technologies modernes). Cela évitera de transformer les autochtones en ouvriers agricoles mais surtout de circonscrire les sentiments de frustrations qui peuvent survenir au sein des populations.
Des études récentes ont montré que la surface cultivée par actif a baissé de moitié passant de 1 ha à 0,5 ha entre 1960 et 1998. Il est évident que cette baisse n’est pas accompagnée d’une intensification de la production mais plutôt par une paupérisation des masses paysannes. Ces ménages ont pu développer de nouvelles stratégies d’amélioration de leurs revenus par l’exode rural ou l’émigration, et ceci au détriment de la production agricole. Cette même étude a montré les défaillances de l’Etat dans les investissements en infrastructures en milieu rural mais aussi une insuffisance des investissements en formation, éducation, recherches et conseils aux exploitations familiales.
Par conséquent, le rôle de l’Etat n’est pas de soutenir la promotion de l’agriculture industrielle mais plutôt de focaliser ses moyens sur l’agriculture familiale surtout celle localisée en zone pluviale afin de la doter des moyens de produire ce que les sénégalais consomment de manière courante notamment les céréales, la viande et le lait. A côté de cela, l’état doit mettre en place un cadre incitatif à l’investissement privé notamment en accélérant les réformes sur le foncier, en instaurant un régime fiscal incitatif pour les investissements dans le secteur agricole.
Pour conclure, l’agrobusiness n’est pas antinomique à l’agriculture familiale. L’intégration des deux systèmes de production doit être régulée par l’Etat en investissant de manière conséquente pour la promotion de l’exploitation familiale (infrastructures et formation) tout en orientant leur production vers les spéculations localement consommées. Pour les Entreprises agro-industrielles, l’Etat doit leur assurer un cadre incitatif afin d’attirer les investisseurs dans un secteur à fort potentiel comme l’exportation de produits agricoles. Le développement harmonieux de ses deux systèmes de production permettra de renverser le flux migratoire des ruraux et désengorger nos villes, assurer à terme l’autosuffisance alimentaire du pays, pourvoir notre économie en devises et lutter contre le chômage et le sous emploi.
Pour cela, une vision claire des autorités étatiques est requise pour la fixation d’objectifs en termes de superficie à irriguer et de productions à atteindre selon un échéancier à déterminer. Nous sommes encore loin de rentrer dans le club des pays disposant d’un million d’ha irrigué, mais un objectif de 500 000 ha de surfaces irriguées est réalisable à terme. De même, l’autosuffisance en céréales, en lait et en viande est plus que réaliste dans un délai raisonnable à définir en fonction des contraintes budgétaires. Sur ce dernier point, le courage politique exige que les arbitrages à faire soient exempts de toute considération électoraliste afin de doter le monde rural des moyens dont il a besoin pour son épanouissement. A défaut, les pseudo-politiques de « satisfaction de la demande sociale » sous la contrainte des syndicats et autres groupes de pression n’auront que des portées limitées dans le temps et dans l’espace en lieu et place des jalons d’un véritable développement social et économique pour le plus grand nombre.
Cheikh Ahmed Tidiane SY
Ingénieur Agroéconomiste / Banquier