Et si les ruptures étaient pour la prochaine alternance ?
Sous l’approbation des députés de la coalition au pouvoir, le nouveau Premier ministre a livré ce lundi 28 octobre, sa déclaration de politique générale (DPG) en suscitant l’euphorie festive de ses partisans. Celle de son prédécesseur, Abdoul MBAYE, avait suscité nos désaccords et nos résistances, notamment dans les domaines de l’économie, des institutions et des secteurs sociaux. C’est pourquoi, nous devons vérifier si les réticences antérieures ont trouvé des solutions ou si elles sont encore opposables au discours actuel.
Dans cette perspective, peut servir de trame aux observations et aux réactions la structure méthodologique de l’exposé du chef du gouvernement qui, après avoir décliné le contexte et son référentiel programmatique, se prononce successivement sur des urgences sociales, la relance de l’économie et sur des indications de l’Etat de droit.
Dès l’entame, le Premier Ministre Aminata Touré adosse sa déclaration de politique générale sur la crise économique et financière dont «les effets continuent d’affecter l’économie mondiale…» Dès lors, il semble intéressant de préciser, dans la foulée, que les dogmes installés, dans certains pays comme le Sénégal, par les institutions financières internationales (IFI) étaient remis en cause par ceux-là qui les avaient élaborés et portés. En effet, la crise qui a secoué la première décennie du 3e millénaire a poussé les gouvernements américain et européens à voler au secours de leurs banques et de leurs grandes entreprises contrairement à leurs recommandations pour le Sénégal et d’autres pays. C’est la preuve que la prétention à l’universalité de la civilisation occidentale n’est pas fondée. De toute façon, face à la décrépitude des pays du nord, certains analystes partagent l’optimisme du Premier Ministre et pensent que c’est l’heure de l’Afrique et du Sénégal.
Ainsi, après avoir précisé le contexte, le PM affirme que «son adresse s’inscrit dans les orientations stratégiques et sectorielles du Yoonu Yokkuté». Il rétrécit le référentiel programmatique. Pourtant, son prédécesseur avait convoqué le programme Yoonu Yokkuté et les conclusions des Assises nationales. S’agit-il d’une façon de s’écarter des engagements que le Président Sall avait contractés avant le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2012 ?
Évidemment, certains dirigeants de l’Alliance pour la République (APR) ont, dès l’accession au pouvoir, manifesté leurs distances aux Assises. Mais se rendaient-ils compte qu’ils poussaient leur leader au parjure ? Faisaient-ils un appel du pied à certains cadres du PDS qui persistaient dans une hostilité aux Assises oubliant qu’il s’agit de l’expression des opinions d’une foule de citoyens ? Du reste, dans cette tentative d’oubli des Assises, ils sont aidés par les partis politiques et les acteurs des mouvements citoyens qui, après avoir signé la charte de gouvernance démocratique, renoncent à leurs thèses dans la quête d’avantages et de privilèges.
Le cadrage du contexte et le référentiel fixés, le Premier ministre évoque les problèmes sociaux et les classe dans les urgences. Bourses familiales, couverture médicale universelle, infrastructures sociales, tout est pressé. Toutes ces questions ont été discutées par les parlementaires. Néanmoins, il pourrait être utile d’avancer quelques remarques sur le système éducatif et l’habitat social.
Tout d’abord, la question de l’habitat social mérite d’être approfondie afin d’éviter que les attributaires ne soient pas très vite contraints par la paupérisation à se débarrasser de ces acquisitions. De très riches spéculateurs guettent ces proies faciles. D’autre part, les constructions de la Société nationale des HLM et le projet des Parcelles assainies ont montré beaucoup de défaillances dans les terrassements et les aménagements. Et cela a favorisé les dégâts dans les inondations.
En plus, une interpellation de la déclaration de son prédécesseur affirmait que «le système éducatif évolue dans une parfaite illégalité». Depuis lors, les dirigeants se glorifient d’avoir sauvé l'école d’une année blanche en se limitant aux relations heurtées entre le gouvernement et les enseignants. Peut-être, les Assises de l’éducation permettront de faire reculer l’hypocrisie collective qui occulte le fait que le système est gangrené par la recherche forcenée de gains sans distinction entre le licite et l’illicite. C’est d’ailleurs ce qui constitue un handicap dans la formation de citoyens conscients et responsables.
En évoquant la relance de l’économie, le Premier ministre affiche l’ambition de porter le taux de croissance à 6 %. Sans épiloguer sur l’horizon quantitatif, on peut interroger la part des bénéficiaires nationaux et celle des produits de la croissance rapatriée par les entreprises étrangères, les multinationales et les oligarchies financières. C’est là que réside le paradoxe de pays comme le Sénégal pillés par l’économie de la dette. Dès lors, on doit insister sur le fait que si la plus grande production de la richesse et la croissance forment une base importante de la reproduction sociale, le véritable enjeu réside dans la répartition de la richesse sociale.
Ainsi compris, le désenclavement des zones de production et la facilitation des infrastructures de soutien favorisent la collecte des produits des terroirs et leur commercialisation. Cependant, ces politiques n’ont de pertinence que si les produits locaux sont soustraits de la concurrence des produits soutenus et subventionnés des économies du nord.
De plus, les agropoles et la quête de l’autosuffisance alimentaire ne peuvent connaître de succès que si leurs réalisations sont protégées. D’ailleurs, la plupart des mouvements sociaux de producteurs fondent leurs revendications sur ce besoin de protection. C’est pourquoi la pêche et les activités de l’élevage doivent être privilégiées et protégées.
Par ailleurs, comment peut–on, dans la situation actuelle, choisir l’agriculture comme priorité sans se déterminer sur la question des organismes génétiquement modifiés (OGM) et autres utilisations de la biotechnologie qui, dit-on, détruisent l’environnement et la biodiversité ? En plus, la question de la terre est escamotée alors qu’elle constitue un enjeu des plus importants au III e millénaire. Et, déjà les terroirs sont en ébullition autour de cette question. En attendant d’initier la réforme du foncier, le gouvernement ne doit–il pas anticiper des mesures conservatoires ? De la même manière, les industries extractives ont un effet nocif sur la biodiversité et l’environnement. On peut, en conséquence, s’accorder sur la nécessité de corriger les incohérences.
Est-il acceptable que les artisans sénégalais continuent de se plaindre des difficultés d’approvisionnement alors que les firmes étrangères extraient et exportent l’or ? Ces richesses appartiennent au peuple et aux générations futures. C’est pourquoi, il est urgent de rompre avec l’opacité qui entoure le secteur minier. La transparence exigerait que tous les contrats d’extraction et d’exploitation soient largement publiés afin que les citoyens soient correctement informés et aptes à exercer le contrôle.
Le Premier ministre compte par ailleurs : «…stimuler le développement de secteurs porteurs et favoriser la réalisation de projets stratégiques à forte intensité de capital, à travers des fonds privés ou des partenariats public/privé». Cependant, l’origine des fonds n’est pas précisée. S’agit-il d’un capital privé national ou de capitaux étrangers ? Cette question est axiale et informe de la souveraineté. Depuis très longtemps, les élites intellectuelles et politiques ont livré les richesses du pays aux firmes étrangères en se contentant de prélever leur part sous la forme de prébendes. Pendant ce temps, les populations les plus nombreuses sont maintenues dans la paupérisation.
En vérité, plus que l’intensité du capital argent il faut, dans l’élaboration et les choix, mettre l’accent sur l’intensité et la qualité du capital humain. C’est cette perspective qui permet d’engager, de manière efficace, une politique de préférence nationale. C’est là que réside la formation et le renforcement du capital privé national.
De toute évidence, la mise en œuvre de politiques publiques implique un cadre juridique adéquat et un Etat de droit. C’est peut-être ce que préconise le Premier ministre en ces termes : «il est indispensable de renforcer le système judiciaire». Cependant, on oublie que les composantes de l’actuelle coalition au pouvoir avaient, quand elles constituaient l’opposition avant 2012, contesté des pans entiers du système judiciaire. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel était récusé. Et entre les deux tours, le candidat Sall s’accordait avec les préconisations des Assises nationales pour la mise en place d’une cour constitutionnelle et le retrait du Président de la république de la tête du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). D’ailleurs, n’est-il pas étonnant que la commande du Président de la république à la Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) ne soit pas mentionnée alors qu’on avance dans la révision des institutions de gouvernance locale ? La précipitation dans la mise en œuvre de l’acte 3 de la décentralisation et son fractionnement seraient-ils un prétexte pour le report des élections locales ? De toute façon, le président Sall qui, candidat à la présidentielle, menaçait de marcher sur la présidence contre le report de l’élection, n’est-il pas contraint par l’éthique à s’en tenir d’abord au calendrier ? L’utilisation du fait majoritaire ne serait-il pas un acte unilatéral ?
La volonté de réforme de la justice ne peut pas s’accommoder de la théâtralisation de certaines poursuites. De plus, le Président de la République et l’alliance au pouvoir vont-ils continuer à poursuivre leurs adversaires en ayant recours aux lois scélérates qu’ils dénonçaient naguère ?
En définitive, le Premier ministre a livré sa déclaration de politique générale en procédant à l’illustration du Yoonu Yokkuté et en écartant les engagements du président Sall relatifs aux Assises nationales. C'est peut-être l’accélération de la cadence ! Cependant, il apparaît que le discours ne privilégie pas l’accumulation et le renforcement du capital privé national. Or, ce sont les opérateurs économiques sénégalais qui doivent en premier lieu porter l’essor des industries sénégalaises et dans une certaine mesure les activités commerciales.
Ainsi, comme son prédécesseur, le Premier ministre inhibe la politique de référence nationale et la protection des produits locaux. Dans cette perspective, il met l’accent sur les investissements à forte intensité de capital, ce qui n’est pas forcément favorable à la résorption du chômage massif des jeunes. En plus, malgré les déclarations d’intention, la justice persiste dans les anciennes pratiques. Dès lors, les ruptures ne sont-elles pas renvoyées à une prochaine alternance ?
Alioune DIOP